DU DEGRÉ D’ACCESSIBILITÉ DU NON FINITO DANS UN TEXTE LITTÉRAIRE : UNE DESCRIPTI
DU DEGRÉ D’ACCESSIBILITÉ DU NON FINITO DANS UN TEXTE LITTÉRAIRE : UNE DESCRIPTION MULTIDIMENSIONNELLE Hanna KOST1 Université nationale Ivan Franko de Lviv, Ukraine ORCID : http://orcid.org/0000-0001-5868-8205 INTRODUCTION L’interprétation du non finito d’un texte littéraire constitue une variante de lecture mettant en jeu la perception du monde artistique (fictif) de l’écrivain en comparaison avec le monde réel. L’analyse du non finito s’inscrit dans les courants linguistiques actuels afin de proposer une démarche herméneutique de caractérisation des textes littéraires. Ce procédé met en évidence un en- semble élargi de formes qui réalisent le sens thématique d’une œuvre et visent à préciser l’horizon de sa compréhension. La notion de non finito trouve son origine dans la culture de la Renais- sance. Mais c’est seulement dans les années 1950-1960 qu’elle est introduite dans l’esthétique occidentale et se voit lier au nom de Joseph Gantner. Suivant cette conception, l’artiste ne mène pas toujours son œuvre à sa fin logique et attendue mais la laisse inachevée, avec une fin non exprimée, ouverte, ce qui pique l’attention du lecteur et l’associe par là même à l’acte de saisie esthé- tique, en tant que coparticipant. Tel est le but principal du non finito : susciter des opérations mentales à même d’engendrer une nouvelle richesse de sens et de voies de perception. 1. Le non finito en tant que phénomène linguo-cognitif : panorama 11 Spécialiste de l’analyse linguo-stylistique d’un texte littéraire Hanna Kost est enseignante- chercheur à l’Université nationale Ivan Franko de Lviv (Ukraine). Ses travaux de recherches contribuent à l’élaboration de la théorie de l’unité textuelle, des modèles éventuels de son inter- prétation et de son expressivité à travers les notions des isotopies lexico-sémantiques, des mar- queurs pragmatiques et cognitifs. Ceci dans le prolongement des travaux de Dominique Main- gueneau et Michel Charolles qui visent à mettre en évidence une description intégrée de lexique, de la sémantique, de la syntaxe et de la perception. Dernièrement, elle a consacré plusieurs pu- blications à l’interprétation de l’explicite et de l’implicite dans un texte littéraire, à l’étude de la complexité des catégories narratologiques, à la diversité des démarches heuristiques. 1 Différents ouvrages ont contribué à l’analyse du non finito. Ils mettent cha- cun l’accent sur l’une ou l’autre de ses propriétés ou caractéristiques. Ainsi, dans son livre consacré à l’inachèvement, Williams (2000) affirme que «Dans la théorie littéraire contemporaine, l’idée de l’inachèvement est couplée avec l’idée du texte ouvert, c’est-à-dire du texte qui résiste au sens unique et com- plet» (p.65). Biagini (2015) examine avant tout le non finito comme « un phénomène poétique, transversal », appelé à compléter la forme : « il prend des dimensions d’omniprésence, globales, épistémologiques, idéologiques et non seulement artistiques ou littéraires » (p. 33). Selon Lafranchi-de Wran- gel (2015), le non finito passe par l’étude de fragments qui constituent « un choix esthétique, moral et philosophique » (p. 405) : l’œuvre repose « sur une utilisation de multiples fragments », qui tendent « à assumer un caractère sou- vent hétérogène et inachevé », le non finito étant « une étape du processus de création et de composition d’une œuvre toujours ouverte, véritable laboratoire artistique » (p. 390). Robert (1984) parle, quant à lui, de « dynamogénie » du non finito, expliquant qu’il s’agit d’« un excitant capable d’accroître la fonc- tion ou la portée imaginaire de l’œuvre d’art » (p. 315). Cette réflexion fait écho à la conception d’Eco (1965), selon qui « l’œuvre d’art n’est plus un ob- jet dont on contemple la beauté bien fondée mais un mystère à découvrir, un devoir à accomplir, un stimulant pour l’imagination » (p. 21). Certains auteurs posent le problème de l’inachèvement au niveau de la phrase : leur intérêt se porte sur les structures elliptiques, les propos incomplets, où il manque éven- tuellement un ou plusieurs termes (Gatti, 2001) – de notre point de vue, cela reste une question à discuter. Dans la recherche théorique en littérature ukrainienne, le problème du non finito est encore peu exploité et seuls certains jalons ont été posés. Dans la plu- part des cas, son étude est liée à un travail sur les manuscrits, les brouillons de l’écrivain, qui permettent de comprendre les intentions de l’auteur, de suivre la mouvance pointillée de ses idées artistiques, de deviner le dénouement pos- sible de la fabula telle qu’elle aurait pu être si l’auteur l’avait explicitement formulée. Autrement, le non finito est traité comme une présence d’absence (присутність відсутності) ou une opposition de visible et d’invisible (видимого/невидимого) (Visytch, 2011 ; Viatcheslavova, 2013). En regroupant toutes les théories, nous pouvons en dresser un premier bi- lan : le non finito se présente comme un phénomène esthétique désignant l’in- achèvement (voulu ou occasionnel) d’une œuvre et dont le but est de solliciter l’imagination du lecteur. L’œuvre reste, pour ainsi dire, ouverte et demande la participation du lecteur au « déchiffrement » du dénouement. Il s’agit, dans les termes de Ricoeur (1998), d’un « double travail du texte » : un travail de « dynamique interne et projection externe » (p. 32). 2 L’objectif de notre étude est d’analyser les techniques linguistiques et structurales de présentation du non finito dans les textes littéraires et les effets qu’il produit. Pour cette analyse, nous utiliserons les méthodes de la décons- truction, des approches cognitives et de la segmentation-succession des unités textuelles. 2. Le non finito et les notions d’épilogue, d’intrigue et de fragment dans un texte littéraire Dans une œuvre littéraire, le non finito se manifeste généralement à la fin du texte mais il peut aussi très bien être proposé dans certaines parties du texte ou à la fin d’un chapitre. Ainsi sert-il à soutenir non seulement l’intégralité des parties du texte mais aussi l’unité du texte entier en vue d’une lecture multidi- mensionnelle de l’œuvre ; il constitue une étape supplémentaire vers un point final potentiel. L’auteur joue avec la curiosité du lecteur en manœuvrant entre le dit, le non-dit ou le sous-entendu, en utilisant des épisodes non achevés ou des allusions, en faisant alterner l’explicite et l’implicite. Une œuvre littéraire doit présenter un équilibre entre la transparence du message et son opacité, entre l’explicite et l’implicite ; tout texte doit harmoniser le prévisible et le non-prévisible, le connu et le non-connu, l’attendu et l’inattendu, et compenser un éventuel manque dans cet équilibre (Grzmil-Tylutki, 2016, p. 25). Dans le même ordre d’idées, Herschberg Pierrot (2003) avance que « l’es- pace s’organise peu à peu à partir de notations qui ne se laissent pas d’emblée déchiffrer clairement, et font du parcours de lecture un trajet mimétique de ce- lui d’un regard qui accommode peu à peu la vision » (p. 23). En saisissant le sens implicite d’une œuvre, le lecteur a l’impression d’arriver lui-même à des conclusions ou de faire des bilans indépendamment de la source d’information qu’est l’écrivain. Les épilogues, première illustration du non finito, constituent une sorte d’explication du sort des personnages, de la fin éventuelle des événements dé- crits dans les romans. Dans la plupart des cas, ils suivent une partie du roman qui laisse le lecteur sur un point d’interrogation, qui se termine sur du sus- pense. L’intrigue a pour fonction essentielle « de susciter une forme de désir, le nœud orientant le récit vers son éventuel dénouement, cette attente soutenant la progression du lecteur à travers le texte » (Brooks, 1984, p. 111-112). L’in- trigue représente « une matrice de possibilités ontologiquement instables », qui est appelée à alimenter « le désir cognitif » du lecteur dans la construction « d’une constellation d’évènements cohérente et définitive » (Donenberg, 3 2008, p. 13). Cette cohérence est construite à partir des séquences d’événe- ments qui structurent le texte en progressant vers son éventuel dénouement. Le plus souvent, ce dénouement est signalé par des épilogues ou des marqueurs conclusifs qui ne proposent qu’une seule solution, une fin sans équivoque. Le fragment, à son tour, présente une sorte d’étape, une unité d’information dans la structure de l’œuvre littéraire. Il constitue une partie du texte qui pro- pose un éclaircissement sur un micro-thème, une précision sur un phénomène et suggère une transition vers une nouvelle étape du développement de la nar- ration. Chaque fragment du texte est considéré par le lecteur non pas comme une unité indépendante mais comme une partie intégrante de l’entité textuelle, un élément de la progression textuelle préparant le dénouement. Selon Schau- der (2008), le fragment évoque (p. 35) : […] à travers la brisure, une unité perdue, mais ayant existé, alors que le non finito tend vers une forme totale non encore atteinte, à créer. Le fragment est au passé ce que le non finito est à l’avenir – si l’un exalte la perte, le jamais plus, l’autre porte sur la possibilité et les promesses que contient le pas en- core […]. 3. Les réalisations textuelles du non finito Comme nous l’avons vu, les épilogues sont appelés à donner des informa- tions supplémentaires sur la suite éventuelle de la vie des personnages, à pro- poser quelques éclaircissements sur ce qui n’a pas été uploads/Litterature/ kost-h-le-non-finito.pdf