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4/12/22, 9:10 PM Don Quichotte. L'échappée belle | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2008-3-page-265.htm 1/8 Don Quichotte. L'échappée belle Alain Naze Dans Chimères 2008/3 (n° 68), pages 265 à 274 Article l se peut que le pire cauchemar consiste à être pris dans les filets du rêve d’un autre. Deleuze en évoquait l’éventualité, à propos du cinéma de Minelli. C’est possible. Etre happé au sein du récit d’un autre, ce serait alors être annexé à son désir. Car au fond, on sait bien qu’on ne peut désirer qu’au sein d’un récit, les histoires d’amour sont là pour en témoigner ; et les histoires d’amour qui commencent mal sont précisément celles qui ne parviennent pas à se constituer en récit, celles en lesquelles les protagonistes désirent au sein de récits parallèles. Don Quichotte, sous ce rapport, construit son désir en référence aux histoires de chevalerie, et en cela il fait œuvre singulière, chacun étant susceptible de s’emparer de ces textes pour en faire un élément de son propre désir, selon des agencements à chaque fois propres. Sauf à penser le désir comme émergeant ex nihilo, on peut considérer que don Quichotte, se faisant « chevalier errant », n’est pas prisonnier d’un rêve qui n’est pas le sien, mais construit bien son propre rêve, à partir des récits de chevalerie qu’il a littéralement dévorés. Cette fiction semble cependant ne pouvoir fonctionner qu’à la condition que les éléments annexés à son propre désir ne manifestent guère de velléités d’autonomie, ou plutôt que celles-ci puissent être intégrées au récit, et ainsi digérées sans mettre en déroute cet univers. Mais après tout, l’amoureux lui-même ne réalise-t-il pas continûment de tels arrangements avec ce qu’on appellerait le monde extérieur, et qui pour lui est tombé dans cette indistinction intérieur/extérieur à laquelle on donne parfois le nom de folie, ou plus exactement de mélancolie (et qui serait le signe même par lequel on reconnaîtrait en l’œuvre de Cervantes le premier roman moderne) ? Sans doute, mais les aventures de notre « ingénieux hidalgo » sont malgré tout bien loin de réduire l’ensemble des personnages 1 I PDF Help 4/12/22, 9:10 PM Don Quichotte. L'échappée belle | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2008-3-page-265.htm 2/8 intervenant dans l’action à de simples ombres, à commencer par le fidèle Sancho, dont le propre désir se mêle intimement à celui du chevalier, sans pour autant se confondre avec lui. En ce cas, le pire cauchemar ne serait-il pas plutôt d’être sans possibilités de récit ? Pour ce qu’il en est de la construction d’un récit proprement fou, souvenons-nous du film de Dreyer Ordet, la parole : lorsque le pasteur nouvellement arrivé demande à l’un des frères de Johannes la raison de la folie de ce dernier, il suggère : « Un amour ? », ce à quoi il lui est répondu : « Non. Sören Kierkegaard ». Il faut dire que si Johannes est considéré comme fou, c’est qu’il déclare être le Christ revenu sur terre, et se lance dans des sermons et des imprécations diverses, ou encore dans l’énoncé de prophéties. En cela, l’ancien étudiant en théologie que fut Johannes ne développe-t-il pas tout simplement un récit, au confluent du texte biblique et des écrits de Kierkegaard ? N’oublions pas en effet les jeux d’identité si caractéristiques du philosophe, ni non plus sa tendance à tordre son œuvre dans le sens d’un profond devenir-récit, dont témoigne, par excellence, La reprise (ou La répétition, selon les traductions), consacrant l’irruption d’une histoire d’amour au sein même de sa pensée, si inséparable de cette dernière qu’elle lui donne forme. On n’oubliera pas non plus la bataille menée par Kierkegaard contre Hegel, et certes le Johannes de Dreyer aurait eu moins de chance, si en lieu et place du philosophe danois, Hegel eût constitué sa lecture de prédilection. Car alors, la moindre impulsion pouvant le conduire à construire un récit (puisqu’il faut bien supposer ce mouvement initial chez Johannes qui, avec les ressources du bricolage que l’occasion plaçait à la disposition de son désir, est parvenu à se constituer au sein d’un récit en lequel il est le Christ, revenu sur terre, quelque part au Danemark) aurait été immédiatement capturée par le grand-tout du système hégélien, par cet ogre dévorateur aimerait-on dire, si l’image elle-même ne reconduisait justement à tant de récits. Si le grand texte Moby Dick peut aussi, à bon droit, être considéré comme un monstre absorbant toute chose, et se gonflant démesurément à l’image d’un Léviathan [1], comme l’est aussi à sa manière Don Quichotte, digérant et s’assimilant un matériau littéraire tel que l’œuvre de Cervantes en vient à tendre, fût-ce ironiquement, au livre total, malgré tout, donc, dans les deux cas, l’effort de totalisation ne cesse de produire en même temps de continuelles lignes de fuite, ruinant le projet lui-même [2] : le récit sécrète toujours des échappées comme autant d’occasions, pour le lecteur, de laisser son désir se constituer ailleurs, c’est-à-dire sans subir la loi du texte total. Avec Hegel, bien au contraire, l’odyssée de l’esprit semble virer à la clôture en même temps qu’à la totalité, autrement dit, en passant de la Phénoménologie de l’esprit à L’encyclopédie des sciences philosophiques, il semble que se lise une volonté de briser les possibles lignes de fuite, c’est-à-dire au fond, d’éteindre le désir ; d’autant qu’à la différence des encyclopédistes du xviii siècle, il ne s’agirait plus seulement de dresser un inventaire, mais de prescrire sa loi à l’ensemble, c’est-à-dire aussi bien aux positions passées qu’à celles qui pourraient émerger à l’avenir. Si la Phénoménologie conservait un rapport 2 e PDF Help 4/12/22, 9:10 PM Don Quichotte. L'échappée belle | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2008-3-page-265.htm 3/8 certain avec le récit et la mémoire, en ceci que le concept intégrait le mouvement qui l’avait produit, avec l’Encyclopédie, au contraire, après qu’on ait lu son dernier paragraphe, qui semble ainsi donner son sens à l’ensemble, on peut considérer que « la mémoire devient superflue et [qu’]aucun récit ne peut plus être entendu » : « Qui ne s’est jamais inquiété, après le magnifique déploiement qui nous fait passer de la doctrine de l’Etre à l’Esprit Absolu, après avoir cerné les contours de la physique, de la pauvreté des dernières lignes de l’Encyclopédie ? […] « La science est, de cette manière, retournée à son commencement » (E, § 574). Ainsi, l’opération qu’une étude attentive produit sur la conscience est-elle particulièrement surprenante : un récit abstrait nous est fait, qui nous délivre radicalement de la possibilité de tout récit [3]. » Se trouverait ainsi ruiné l’écart sur lequel Hegel avait insisté à plusieurs reprises entre les concepts philosophique et mathématique. Si l’œuvre de Cervantes peut apparaître comme relevant du genre « encyclopédie » au moins est-ce davantage en référence à celle de Diderot, qui se réjouissait, dans le Discours préliminaire, des lectures dont le choix de « bons extraits » pourrait nous dispenser [4], qu’à celle de Hegel : par la parodie même qui s’y réalise des romans de chevalerie, Don Quichotte en révèle l’aspect stéréotypé, et peut donc apparaître comme un résumé, certes tendancieux, de cette forme littéraire. Mais si Don Quichotte échappe en effet au piège hégélien (consistant à inscrire dans un récit l’impossibilité du récit), il ne tombe pas davantage dans celui que préfigurent les encyclopédistes du xviii , et qui consiste à réduire une œuvre à des « éléments d’information », en écho à cette autre réduction contemporaine qui transforme la bibliothèque en centre de documentation [5]. Que l’œuvre de Cervantes évite le premier, on n’en doute pas, tant l’imbrication des récits laisse place aux chemins de traverse par lesquels le narrateur peut musarder à sa guise, les récits engendrant d’autres récits, et les auditeurs écouter ces histoires simplement pour le plaisir qui en est attendu – les feuillets des aventures du « Curieux malavisé », que l’hôtelier remet à la disposition du curé et du barbier, au chapitre XXXII de la première partie, et qui valent bien une nuit blanche, sont là pour en témoigner. Mais que Don Quichotte ne succombe pas davantage au second écueil, c’est ce qui apparaît tout aussi nettement si l’on considère qu’à aucun moment il n’y a volonté de restituer objectivement le genre littéraire des romans de chevalerie, mais bien de les fondre dans l’œuvre actuelle [6], la critique les concernant ne se distinguant pas de leur mise en œuvre (c’est en effet le sentiment de grotesque émanant de la manière de présenter ce genre qui constitue le contenu de la critique) – ce qui est encore, par surcroît, une autre manière d’écarter le piège hégélien, en ce que Cervantes ne dresse aucunement le récit abstrait de ce que furent les romans de chevalerie, mais les insère de façon parodique dans son récit, raison pour laquelle sa critique reste liée à un récit, avec ses éléments concrets, qui seuls peuvent produire cette critique immanente qui en passe par le sentiment du grotesque chez le lecteur, et ne conduisent pas vers le moindre hors-récit en position de surplomb. Et puis surtout, pierre de touche de la distinction uploads/Litterature/don-quichotte-l-x27-echappee-belle-cairn-info.pdf
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- Publié le Jan 22, 2021
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