LA COOPERATION TEXTUELLE Par Lucie Guillemette et Josiane Cossette Université d
LA COOPERATION TEXTUELLE Par Lucie Guillemette et Josiane Cossette Université du Québec à Trois-Rivières lucie_guillemette@uqtr.ca 1. RÉSUMÉ ECO La théorie de la coopération textuelle de Umberto Eco fait du lecteur une partie essentielle du processus de signification. Le texte construit un Lecteur Modèle capable d'actualiser les divers contenus de signification de façon à décoder les mondes possibles du récit. Ce lecteur remplit les multiples blancs du texte, jamais totalement explicite et ce, des simples inférences linguistiques aux déductions plus complexes s'étendant au récit entier. Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée : Lucie Guillemette et Josiane Cossette (2006), « La coopération textuelle », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com. 2. THÉORIE top 2.1 ORIGINE La théorie du Lecteur Modèle est inspirée du concept de sémiosis illimitée développée par C. S. Peirce : l'interprétant d'un signe devient un signe à son tour et ce, ad infinitum (voir le chapitre sur la sémiotique de Peirce). 2.2 LE TEXTE Le texte est un tissu de signes. Il est ouvert, interprétable, mais doit être entrevu comme un tout cohérent. Il construit son Lecteur Modèle, et est davantage une totalité où l'auteur amène les mots puis le lecteur le sens. Le texte est en fait une « machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc » (Eco, 1985 : 29). Par sa cohérence, un texte, en tant que système conventionné, peut réduire la possibilité de tenter certaines interprétations. Si quelqu'un écrit « Marie mange présentement un… », on déduit que le mot suivant sera un nom, et que ce nom ne sera sans doute pas « camion ». Le lecteur – ou destinataire – doit donc exercer un jugement sémiotique, c'es-à-dire que « pour “comprendre” le sens d'un texte, surtout s'il est indirect, le destinataire doit mettre en œuvre des processus de coopération interprétative […]. » (Eco, 1988 : 71). 2.3 OUVERTURE DU TEXTE ET INTERPRÉTATION En partant du principe selon lequel le rapport signifiant-signifié (c'est-à-dire celui entre la forme du signe et son contenu) n'est pas figé et que « [s]i, du signe, on ne conçoit – seulement et toujours – que la face signifiante dont on fait émerger, par une substitution continue, les zones de signifié, la chaîne sémiotique n'est alors rien d'autre qu'une “chaîne signifiante” » (Eco, 1998 : 31), Eco formule une théorie de l'interprétation voulant qu'un texte soit interprétable de façon plurivoque. De plus, la « chaîne signifiante produit des textes qui traînent derrière eux la mémoire de l'intertextualité qui les nourrit » (1998 : 31-32). Mais, le texte n'est pas un monde possible : c'est une portion de monde réel et une machine à produire des mondes possibles (Eco, 1985 [1979] : 226), celui de la fabula (de l'histoire racontée), ceux des personnages de la fabula et ceux des prévisions du lecteur. REMARQUE : LES MONDES POSSIBLES La théorie des mondes possibles fut élaborée à l'origine en philosophie du langage pour démontrer les propriétés formelles des systèmes delogique modale, qui analysent les relations logiques entre énoncés formés avec des opérateurs tels que « Il est nécessaire que », « Il est possible que ». Dans une sémantique des mondes possibles telle qu'exprimée par Saül Kripke, une expression linguistique est interprétée enrelation à un monde possible; par exemple, on ne dira pas que (dans une certaine interprétation) un énoncé du langage est simplement vrai ou faux, mais qu'il est vrai ou faux par rapport à ou dans un monde possible. Par exemple : « le chat est vert » sera vrai ou faux par rapport à un monde possible, par exemple celui du conte fantastique ou du roman réaliste. Un texte est donc ouvert : toutes les interprétations sont potentiellement illimitées, mais tout acte d'interprétation n'a pas nécessairement une fin heureuse. Par interprétation, on entend « l'actualisation sémantique de tout ce que le texte, en tant que stratégie, veut dire à travers la coopération de son Lecteur Modèle » (Eco, 2001 [1979] : 232). 2.4 INTENTION DE L'AUTEUR, DU LECTEUR, DU TEXTE Selon Eco, il arrive des situations où « [l]e lecteur, en identifiant des structures profondes, met en lumière quelque chose que l'auteur ne pouvait pas vouloir dire et que pourtant le texte semble exhiber avec une absolue clarté » (Eco, 2001 [1979] : 230). S'opposent alors ici l'intention du lecteur (ce que le lecteur tire comme interprétations du texte), l'intention du texte (ce que le texte, dans ses mécanismes internes, permet qu'on en dise) et l'intention de l'auteur (ce que l'auteur désirait infuser comme significations dans son texte). Par exemple, la compétence idéologique du Lecteur Modèle intervient pour diriger le choix de la charpente actancielle (voir le chapitre sur le modèle actantiel) et des grandes oppositions idéologiques. Si les compétences idéologiques du lecteur consistent en une oppositionValeurs spirituelles (connotées « bonnes ») et Valeurs matérielles (« mauvaises »), il sera amené à actualiser le contenu textuel de cette façon. Mais le texte peut prévoir cette compétence et amener le Lecteur Modèle à déterminer des structures plus complexes que cette simple division. Le texte a des droits et il peut y avoir des cas de décodage aberrants, où par exemple des lecteurs prolétaires actualisent (intention du lecteur) selon une idéologie révolutionnaire un discours fait (intention de l'auteur) d'un point de vue réformiste ou contre- révolutionnaire. Le texte peut toutefois véhiculer des pensées ou éléments (actualisables) dont l'auteur était inconscient et déboucher sur une coopération interprétative ayant une fin heureuse (Eco, 1985 : 73- 74). 2.5 DISTINCTION LECTEUR EMPIRIQUE/LECTEUR MODÈLE 2.5.1 LECTEUR EMPIRIQUE Le lecteur empirique est le « sujet concret des actes de coopération » textuelles; il « déduit une image type de quelque chose qui s'est précédemment vérifié comme acte d'énonciation et qui est présent textuellement comme énoncé » (Eco, 1985 : 80-81). En somme, il est celui qui envisage le texte de façon pragmatique. Par exemple, des lecteurs, lisant Le Pendule de Foucault, roman d'Umberto Eco, ont entrepris de retracer le chemin, dans les rues de Paris, du personnage principal. Ils y ont vraiment reconnu un bar décrit dans le roman, alors que ce dernier était en fait une invention de l'auteur. 2.5.2 LECTEUR MODÈLE Si le texte est un tissu de signes et de blancs, le Lecteur Modèle possède la capacité, grâce à son encyclopédie, de remplir ces blancs au meilleur de sa connaissance et ce, en fonction de son bagage social, encyclopédique et des conventions culturelles. En effet, l'auteur aura prévu un Lecteur Modèle capable de coopérer à l'actualisation textuelle de la façon dont lui, l'auteur, le pensait et capable aussi d'agir interprétativement comme lui a agi générativement [c'est-à-dire dans la production du texte] (Eco, 1985 : 71). Ce Lecteur Modèle est construit par le texte et il n'est pas celui qui possède la seule bonne interprétation. Un texte peut entrevoir un Lecteur Modèle en mesure d'essayer plusieurs interprétations, texte où le lecteur se trouve en face de plusieurs fabula ou mondes possibles. Le Lecteur Modèle est en fait un « ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel » (Eco, 1985 : 80). Le Lecteur Modèle actualise les sens de tout ce que le texte veut dire en tant que stratégie. 2.6 LA SURINTERPRÉTATION Eco est contre ce qui permet de faire dire n'importe quoi à un texte. Il se positionne en faveur de limiter l'étendue des interprétations admissibles, et de voir dans plusieurs lectures des surinterprétations. Une surinterprétation peut être notamment due à la surestimation de l'importance des indices, qui naît d'une propension à considérer les éléments les plus manifestes comme signifiants. À cet effet, il donne l'exemple d'un médecin qui reçoit trois patients atteints de cirrhose du foie. Le premier dit boire du whisky- soda ; le second du gin-soda ; le troisième du cognac-soda. Accorder trop d'importance aux éléments manifestes porte la cause de la maladie sur le soda, plutôt que sur l'alcool. Les possibilités de bonnes interprétations sont plus grandes si le lecteur empirique se pose en tant que Lecteur Modèle. De là, s'il découvre l'intention du texte, il découvrira de fait l'intention de l'auteur modèle… Par conséquent, les possibilités de surinterprétations s'en trouvent augmentées dans les cas où le lecteur, avant la lecture, a une intention, puisque cette attitude permet de trouver des traces de notre hypothèse dans presque n'importe quel texte (par exemple, de trouver des messages subliminaux dans une pièce musicale jouée à l'envers). S'il rejette la pertinence du recours à l'auteur empirique afin de découvrir son intention, Eco nous dit par contre qu'il y a un cas où un tel recours peut être intéressant : dans le cas où l'auteur est vivant et dans le seul et unique but théorique et non critique de « montrer les divergences entre l'intention de l'auteur et l'intention du texte » (1995 : uploads/Litterature/eco-la-cooperation-textuelle.pdf
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- Publié le Jul 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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