Pour Gabriela Golder Bienale Image en Mouvement, Buenos Aires, 2018 Nicole Bren
Pour Gabriela Golder Bienale Image en Mouvement, Buenos Aires, 2018 Nicole Brenez L ’IMAGE, LE FAIT, L’ACTION ET CE QUI RESTE À FAIRE En tant que titre d’œuvre littéraire puis filmique, la question « Que faire ? » est riche d’une longue histoire. En 1863, Nicolaï T chernychevski, socialiste russe du XIXe siècle, rédige en prison un roman utopiste, Que faire ? – Récit des hommes nouveaux, cherchant à établir des rapports de travail dans une fabrique coopérative et dont l’un des protagonistes, Rakhmetov, est un héros révolutionnaire intrépide et dévoué. Ce roman inspira de nombreux révolutionnaires russes, à commencer par Lénine, qui l’a lu bien avant de connaître la pensée de Marx. Après une première ébauche parue dans son journal Iskra (n°4, 1901) « Par où commencer ? », Lénine publia son Que faire ? en 1902. Il y discute les problèmes d’organisation pratique du mouvement révolutionnaire, fixe sa théorie de l’avant-garde contre celles des démocrates-socialistes et des gauchistes, pose les bases d’une organisation de révolutionnaires professionnels. Son traité se termine sur l’appel à la constitution d’une avant-garde à laquelle bien des artistes du XXe siècle revendiqueront d’appartenir. « Nous avons la ferme conviction que la quatrième période conduira à consolider le marxisme militant (…) ; que l’avant-garde véritable de la classe la plus révolutionnaire viendra relever l’arrière-garde des opportunistes1. » En 1914, Joseph Leon Weiss, acteur et syndicaliste, réalise What Is to be Done?, transposition sur le sol états-unien de la fable de T chernychevski2. En 1970, un collectif composé de cinéastes chiliens et états-uniens, Saul Landau, James Becket, Raul Ruiz, Niva Serrano, tourne un long-métrage intitulé Qué hacer ? (Que faire ?), fiction documentée sur le rôle de la CIA dans le coup d’État contre Salvador Allende. La même année, en janvier, au Royaume-Uni, paraît le texte « Que faire ? », manifeste emblématique de la période marxiste-léniniste de Jean-Luc Godard. Dans les années 1990, un scénario de Jean-François Richet, Merde in France, prend Que faire ?pour titre alternatif. En 1996, le cinéaste Karel Vachek (né en Moravie) réalise What Is to Be Done? (A Journey from Prague to Český Krumlov, or How I Formed a New Government) (Co dělat? (Cesta z Prahy do Českého Krumlova aneb Jak jsem sestavoval novou vládu), 216 minutes), essai sur la République T chèque d’après 1989, les perspectives qui s’offrent aux responsables politiques et le rôle des médias 1 Lénine, Que faire ? (1902), tr. Jean-Jacques Marie, Paris, éditions du Seuil, 1966, p. 242. 2 Cf Michael Slade Shull, Radicalism in American Silent Films, 1909–1929: A Filmography and History, Jefferson, NC, McFarland, 2009, p. 185. 1 dans la société civile. Grâce à ces quelques jalons, on observe que le retour et le recours à la question fondamentale « Que faire ? » correspond souvent à une période de grands tourments et de grande violence dans le territoire concerné. « Que Faire ? » est devenue, en tous cas, la question emblématique d’un engagement déduit d’une position théorique et politique, qui diffère grandement de T chernychevski à Lénine, mais qui dans tous les cas fonde en raison un rapport activiste à une situation historique. I. « Que Faire ? » / « Que ne pas faire ? » Deux manifestes marxistes A. Genèse du manifeste rédigé par Jean-Luc Godard « What is to be Done ? », rédigé en français par Jean-Luc Godard, paraît en anglais dans le premier numéro de la revue britannique Afterimage (avril 1970), co-dirigée par Simon Field et Peter Sainsbury, et produite par le cinéaste, écrivain et éditeur Peter Whitehead. Cette revue exemplaire consacra des numéros aux différentes cinématographies expérimentales et d’avant-garde, explorant aussi bien le cinéma des premiers temps que les films de guérilla. La couverture de ce premier numéro consacré à « Film and Politics » constitue en soi une plate-forme théorique et une synthèse visuelle : elle emprunte son motif, un policier français pointant son arme, à une photographie qui faisait partie de la banque iconographique utilisée pour réaliser la série des Ciné-T racts français en 1968, tout en accentuant sa granulosité, à la manière des recherches structurelles typiques du cinéma expérimental britannique des années 70 (Malcolm Le Grice, Peter Gidal, Mike Dunford…). Le lien fondateur entre engagement activiste et recherche plastique s’affirme ainsi dès le premier regard. Simon Field et Peter Sainsbury décrivent le contexte intellectuel de production du manifeste de Jean-Luc Godard : « Nous nous sommes rencontrés à Essex University, une université nouvelle qui a été un foyer de radicalisme politique à la fin des années soixante. Là-bas, nous avons tous deux participé à un cinéma universitaire très actif et très ouvert et avons goûté une première fois à la création d’un magazine de cinéma. Lorsque nous sommes partis pour Londres, nous avons décidé de créer notre propre publication, Afterimage. Son démarrage a pu se faire grâce au financement et au soutien du cinéaste Peter Whitehead. De nombreux magazines de cinéma, modestes par la taille —et politiquement radicaux— voyaient alors le jour, souvent, comme dans le cas du nôtre, sur les campus. Il y avait aussi Cinema, Cinemantics, Cinim et Cinema Rising. Presque tous réagissaient contre ce qu’ils percevaient comme les positions conservatrices de Sight and Sound et de Movie par des prises de position politiquement et esthétiquement radicales, et prenaient parti pour le nouveau cinéma indépendant et le cinéma underground. Ce sont ces positions que nous tentions de développer dans les premiers numéros d’Afterimage. Le premier numéro, 2 publié en avril 1970, affichait ainsi en couverture une image emblématique des Ciné-tracts et avait à son sommaire des textes sur ou de Glauber Rocha, Peter Whitehead, le producteur anglais T ony Garnett, la “redécouverte” de Dziga Vertov et les bandes d’actualités radicales alors produites aux États-Unis, en Italie et en France. Ce numéro comprenait aussi en pages centrales un recueil de textes sur les films du groupe Dziga Vertov et sur les figures, pour nous exemplaires, de Jean-Luc Godard et de son associé Jean-Pierre Gorin. À l’exception du manifeste « Que faire ? », ces textes étaient des traductions d’autres sources. Une certaine contextualisation s’impose ici. En 1969, une conférence avait eu lieu à l’Institute of Contemporary Arts à Londres sur le besoin de nouvelles formes et de nouveaux circuits de distribution pour le cinéma indépendant et radical. Une de ses conséquences avait été la mise sur pied d’une nouvelle société de distribution, The Other Cinema, dont Peter fut le premier employé. The Other Cinema allait devenir le distributeur des films de Godard et du groupe Dziga Vertov tels que Le Gai savoir. Peter connaissait Mo et Irving T eitelbaum, et ces derniers constituaient notre lien avec Godard. Mo avait été à l’initiative de la conférence de l’ICA et Irving, son époux, était avocat et siégeait au conseil de Kestrel Films, la société du producteur T ony Garnett, qui avait servi de support, toujours à la fin de 1969, lors de la production de British Sounds pour Thames TV. Plus que T ony, c’était Irving qui, à notre avis, tenait le rôle de producteur, si tant est qu’il y en ait eu un. Plusieurs séquences de British Sounds furent tournées à Essex University avec la participation d’étudiants de l’université et d’ouvriers de l’usine automobile de Dagenham. Kestrel était aussi la société de production des premiers films de Ken Loach, dont Kes. Nous préparions Afterimage 1 au même moment. Mo proposa d’en parler à Godard. Ses notes manuscrites et la traduction de Mo en furent les résultats prompts et inattendus. Afterimage a publié treize numéros, à un rythme irrégulier, entre 1970 et 1987. La fidélité à Godard a continué et s’est notamment manifestée par Afterimage 4, avec la publication de l’essai de Peter Wollen sur Vent d’est, une autre production du groupe Dziga Vertov3. » Si Jean-Luc Godard a pu rédiger ce manifeste avec tant de fermeté et aussi de rapidité (comme en atteste l’erreur de numérotation, il a oublié le numéro 9 et le texte compte donc 39 sentences au lieu de 40), c’est grâce à son immersion dans les principes du marxisme-léninisme depuis 1967. Le texte reprend la forme littéraire et le mouvement des feuillets du Ad Feuerbach, ensemble de notes rédigées par Karl Marx en 1845, « ad » signifiant à la fois « à partir de » et « contre ». Il faut ici faire remarquer que la série des notes critiques rédigées par Marx contre Ludwig Feuerbach emprunte elle-même sa forme à Feuerbach lui-même : les Thèses préliminaires/provisoires à la réforme de la philosophie (1842) de Feuerbach s’organisent en paragraphes, le plus souvent brefs, et numérotés. Sans même évoquer ceux de la 3 Simon Field et Peter Sainsbury, « Présentation », traduit par Franck Le Gac, in Collectif (dir.), Jean-Luc Godard : Documents, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 144. 3 mathématique ou de la physique, donc les sciences exactes, un double modèle philosophique pour cette organisation par fragmentation chiffrée pourrait se trouver dans L ’Éthique de Spinoza (levier qui a permis à Feuerbach de se détacher de Hegel) uploads/Litterature/faire-que-faire-que-ne-pas-faire-2018-nicole-brenez.pdf
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- Publié le Jui 03, 2022
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