José Manuel LOSADA GOYA La nature mythique du Graal dans Le Conte du Graal de C
José Manuel LOSADA GOYA La nature mythique du Graal dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes RÉSUMÉ Le silence de Perceval lors du passage du cortège dans le château du Roi Pêcheur dans Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes ne cesse de susciter les questions de la critique. Plusieurs approches sont ici mises à contribution : la théorie structurelle du mythe selon André Jolles, par exemple, apporte un éclairage sur les questions que se pose le protagoniste ; l’histoire littéraire apporte des récits issus de la tradition celte très suggestifs pour la comparaison des motifs littéraires ; le thématisme et la mythocritique aident à cerner la signification originelle du ciboire ; l’herméneutique de Paul Ricœur, enfin, permet d’accéder aux raisons profondes du mutisme du héros. Faisant appel à différentes méthodes d’interprétation, cet article cherche à montrer que les aventures du héros ont un rapport étroit avec la nature mythique du vase. ABSTRACT Perceval’s silence as the cortege passes through the Fisher King’s castle in Chrétien de Troyes’s Le Conte du Graal is a perennial source of critical debate. Several approaches are called on here: André Jolles’s theory of myth, for instance, clarifies the protagonist’s unspoken questions; comparisons with narratives from the Celtic tradition reveal intriguingly parallel literary motifs; criticism of both theme and myth facilitates the definition of the original signification of the ciborium; finally Paul Ricœur’s hermeneutics opens a window to the deepest sources of the hero’s silence. Using various interpretative methods, this article seeks to show that the hero’s adventures are intimately linked to the mythical nature of the vase. Une partie considérable de la critique contemporaine a réduit à juste titre l’importance du « graal » : l’usage du « g » minuscule permet de reporter l’attention sur d’autres questions auparavant négligées. Dès lors, il n’importe pas tant de savoir ce qu’est le graal que de répondre aux deux questions que Perceval se pose : « Pourquoi la lance saigne-t-elle ? Qui sert-on avec le graal ? ». Les réponses données sont légion. Délaissant le contenu de ces questions et de ces réponses, ces pages veulent relever l’importance du binôme question/réponse dans ce qui constitue la valeur mythique du vase. Nous ne nous intéressons pas ici directement au Graal pris dans sa matérialité, mais à sa fonction interpellatrice qui, à long terme, révèle tout ce qui concerne le lignage et la mission de Perceval. Les principaux textes relatifs au Graal ont été rédigés entre 1180 et 1230 ; ils peuvent être divisés en deux groupes selon qu’ils narrent tantôt les aventures des chevaliers qui ont visité le château où le saint vase se trouvait, tantôt l’histoire du vase lui-même depuis la Terre sainte jusqu’en Grande-Bretagne1. Le plus ancien texte français qui nous soit parvenu est Le Conte du Graal de 1. Textes du premier groupe : 1. Le Conte du Graal, de Chrétien de Troyes ; 2. Quatre continuations : deux anonymes, une de Manessier, une de Gerbert de Montreuil ; 3. Parzival de Wolfram von Eschenbach ; 4. Peredur, roman gallois en prose ; 5. Didot Perceval, du nom de l’ancien propriétaire du manuscrit ; 6. Perlesvaus, roman en prose, du nord de la Cahiers de civilisation médiévale, 52, 2009, p. 3-20. Chrétien de Troyes, aussi connu sous le nom de Perceval ; c’est sur lui que sera centrée cette étude, plus précisément sur les scènes concernant le Graal lui-même. Le texte de Chrétien est susceptible d’être analysé comme un conte ou une légende. Dans le premier cas, il ne s’agit pas de l’envisager comme un conte populaire – ici, point de caractère oral – mais bien comme un conte littéraire : récit bref traduisant toujours l’imagination d’un auteur individuel2. On peut aussi le désigner en tant que légende, puisqu’il fait le récit d’événe- ments à ancrage historique et géographique3. Pourtant, bien que le texte suive le schéma des contes4 et possède les qualités requises par une légende d’après N. Frye5, c’est à son caractère mythique que nous nous consacrerons ici. Aujourd’hui tout se fait mythe, comme le rappelle Pessoa dans son Ulysse (« O mytho é o nada que é tudo ») ; Javier del Prado se plaint de sa structure ouverte6. Sous prétexte de son caractère flottant, la pensée humaine n’a cessé de banaliser un terme qui, à son origine, était chargé de sens. La généralisation du contenu atteint parfois des limites insoupçonnées auparavant, au point qu’il n’est pas rare d’entendre parler des mythes de Don Quichotte, de Rimbaud, et même de Michael Jackson. Laissons de côté cette « conception collective, sorte [d’]adoration laïque spontanée »7 et concentrons-nous ici sur le mythe littéraire stricto sensu. Le mythe comme forme simple Il est important de partir d’une définition du mythe. Dans son livre Formes simples, André Jolles a entrepris une étude morphologique du langage qui sera mise ici à contribution. Notre pensée a généralement tendance à réduire la multiplicité des êtres et à concentrer l’éparpillement de l’univers. La recherche fait « abstraction de l’aspect de mobilité » des textes (l’expression est de Goethe) et élimine « tout ce qui est conditionné par le temps ou individuellement mouvant » afin d’« établir […] la forme, la circonscrire et la connaître dans son caractère fixé »8. Mais toute forme est à son tour un signe, elle « signifie » : Toutes les fois qu’une activité de l’esprit amène la multiplicité et la diversité de l’être et des événe- ments à se cristalliser pour prendre une certaine figure, toutes les fois que cette diversité saisie par la langue dans ses éléments premiers et indivisibles, et devenue production du langage peut à la fois vouloir dire et signifier l’être et l’événement, nous dirons qu’il y a naissance d’une forme simple9. 4 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 52, 2009 JOSÉ MANUEL LOSADA GOYA France ou de la Belgique ; 7. Lancelot en prose, troisième membre du cycle de la Vulgate ; 8. La Queste du Saint Graal, quatrième membre de ce même cycle. Textes du deuxième groupe : 1. Joseph d’Arimathie, de Robert de Boron ; 2. L’Estoire du Saint Graal, premier membre du cycle de la Vulgate ; — cf. Roger S. LOOMIS, The Grail. From Celtic Myth to Christian Symbol [1re éd. 1963], Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 3-4. Seul Le Conte du Graal est ici objet d’étude : les textes postérieurs ont une visée bien plus spirituelle et liturgique que celui de Chrétien. Il est donc dangereux de juger de sa charge religieuse en fonction de textes que l’auteur champenois n’a pu connaître : « la lecture du Conte du Graal a été en quelque sorte faussée par la connaissance d’œuvres ultérieures », Jean-Charles PAYEN, « Encore la pratique religieuse dans Le Conte du Graal », dans Chrétien de Troyes et le Graal. Colloque arthurien belge de Bruges, Paris, A.-G. Nizet, 1984, p. 121-132 (ici, p. 121). Les références au Conte du Graal, ou Le Roman de Perceval renvoient à l’édition de Charles MÉLA publiée à Paris à la Librairie Générale Française, « Le livre de poche », 1990. L’écriture du « graal » portera la minuscule lorsqu’il sera question de la matérialité du vase, la majuscule pour le vase mythique. 2. Cf. Enrique ANDERSON IMBERT, Teoría y técnica del cuento, Buenos Aires, Marymar, 1979, p. 52 ; — Northrop FRYE, Words with Power, New York, Harvest/HBJ, 1992, p. 30 ; — Antonio GARCÍA BERRIO et Javier HUERTA CALVO, Los géneros literarios : sistema e historia (Una introducción) [1re éd. 1992], Madrid, Cátedra, 1995 (Crítica y estudios literarios), p. 178. 3. Cf. Bernardette BRICOUT, « Conte », dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Encyclopædia Universalis/Albin Michel, 1997, p. 144-155 (ici, p. 145). 4. Cf. Philippe MÉNARD, « Problèmes et mystères du Conte du Graal : un essai d’interprétation », dans Chrétien de Troyes et le Graal (op. cit. n. 1), p. 61-76 (ici, p. 65). 5. N. FRYE, Words with Power (op. cit. n. 2), p. 30. 6. Javier DEL PRADO, Teoría y práctica de la función poética. Poesía siglo XX, Madrid, Cátedra, 1993 (Crítica y estudios literarios), p. 24. 7. Henri MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1998, p. 823. 8. André JOLLES, Formes simples [éd. orig. 1930], Paris, Seuil, 1972 (Poétique), p. 15. 9. Ibid., p. 42. André Jolles énumère ces formes : légende, geste, mythe, devinette, locution, cas, mémorable, conte, trait d’esprit. Les caractéristiques principales de toute forme simple sont au nombre de deux. En premier lieu, elle est antérieure au langage écrit, mais « actualisée » par lui et par le texte litté- raire : grâce à certains gestes verbaux (motifs qui en déclenchent d’autres), elle devient une forme simple actualisée. En second lieu, la forme simple présuppose une disposition mentale : attitude existentielle ou tendance prédominante de l’esprit. Le premier exemple d’A. Jolles est la légende : la forme simple en est le besoin d’un modèle à imiter, le geste verbal peut être une roue armée de lames acérées, la forme simple actualisée, uploads/Litterature/grial-mito-jmlg.pdf
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- Publié le Aoû 06, 2021
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