Monsieur Michel Mervaud L'envers du « mirage russe » : Deleyre et Chappe d'Aute

Monsieur Michel Mervaud L'envers du « mirage russe » : Deleyre et Chappe d'Auteroche In: Revue des études slaves, Tome 70, fascicule 4, 1998. pp. 837-850. Citer ce document / Cite this document : Mervaud Michel. L'envers du « mirage russe » : Deleyre et Chappe d'Auteroche. In: Revue des études slaves, Tome 70, fascicule 4, 1998. pp. 837-850. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1998_num_70_4_6557 L'ENVERS DU « MIRAGE RUSSE » : DELEYRE ET CHAPPE D'AUTEROCHE PAR MICHEL MERVAUD En 1768 paraît à Paris le Voyage en Sibérie, fait par ordre du Roi en 1761, de l'abbé Jean Chappe d'Auteroche. On sait que l'auteur, astronome et membre de l'Académie des sciences, avait été envoyé à Tobolsk pour y observer le passage de Vénus sur le Soleil. Mais le savant abbé, esprit curieux, ne s'était pas contenté d'observations astronomiques comme ses confrères envoyés pour la même mission en plusieurs endroits du monde. De son lointain et périlleux voyage, qui avait duré plus de quinze mois, il avait rapporté d'abondantes notes, non seulement sur la Sibérie où il avait séjourné cinq mois, mais sur la Russie tout entière. Sans doute, en dehors de Tobolsk, connaissait-il surtout Saint- Pétersbourg, où il avait passé plus de six mois à son retour de Sibérie. Mais l'itinéraire de Saint-Pétersbourg à Tobolsk, différent à l'aller et au retour, lui avait permis de passer par des villes comme Nijni-Novgorod ou Kazan et de traverser des régions peu connues des occidentaux, comme la Permie et l'Oural. Chappe n'avait pas seulement fréquenté des Russes, dont certains éminents, tels que le chancelier Voroncov ou les académiciens de Pétersbourg ; il avait eu l'occasion de voir de près des populations « exotiques » : les Tatars de Kazan, les Tchouvaches ou les Tchérémisses... Parmi les superbes gravures de l'ou vrage, exécutées d'après des dessins de Leprince, il y en avait plusieurs qui représentaient ces mystérieux peuples « allogènes ». En outre, en Sibérie, Chappe avait rencontré des « Kalmouks-Zongores », autrement dit des Dzoungares chassés de leur empire par les Chinois. Ces réfugiés lui avaient parlé de leur religion ; ils lui avaient montré des « idoles » et des peintures. Chappe avait rapporté toute une collection de ces statuettes et de ces tanka représentant des divinités du bouddhisme lamaïste. Il avait même organisé une exposition à l'Observatoire de Paris. Ces trésors ont disparu, mais, dans son ouvrage, des gravures et des commentaires détaillés attestent que Chappe, orientaliste amateur, a joué un rôle de pionnier en tentant de faire connaître un peuple et une religion d'Asie à peu près inconnus. Quant au témoignage de Chappe d'Auteroche sur l'empire des tsars, il fît l'effet d'une bombe. L'ouvrage était loin d'être improvisé, comme cela arrive Rev. Étud. slaves, Paris, LXX/4, 1998, p. 837-850. 838 MICHEL MERVAUD souvent avec les récits de voyage : l'abbé l'avait mûri pendant six ans. Il s'y montrait surpris par l'état d'arriération, par les mœurs et par l'organisation sociale et politique du pays. Deux critiques fondamentales revenaient sans cesse au fil des pages : le despotisme et « l'esclavage ». Sans doute le despotisme du pouvoir russe était-il un lieu commun ; mais l'abbé insistait sur l'atmosphère pesante que le manque de liberté engendrait à tous les niveaux de la société russe. Quant au servage, il était le premier à en montrer l'ampleur et à en dénon cer le caractère nocif : il hypothéquait selon lui les capacités de développement de la Russie. Sur l'homme russe, Chappe s'interrogeait : il reprenait à son sujet les poncifs les plus éculés des récits de voyage de ses prédécesseurs ; et il se demandait si les Russes, même avec l'abolition du servage, seraient vraiment capables d'évoluer. Le Voyage en Sibérie paraissait en un moment où les « philosophes » étaient plutôt russophiles. Il décrivait une situation qui remontait à une période antérieure au début du règne de Catherine II, puisque le séjour de Chappe s'était achevé au printemps de 1762 ; mais, malgré quelques précautions oratoires, il laissait planer une ambiguïté sur ce qu'il pensait réellement de l'état présent de la Russie. Le lecteur ne pouvait manquer de penser que l'analyse de l'abbé était toujours actuelle. Or, le livre se présentait comme une véritable encyclopédie de la vie russe. Et cette première vision globale de la Russie en français1 était aussi la première, avant le célèbre ouvrage du marquis de Custine, à se montrer aussi catégoriquement hostile à l'empire des tsars2. Qu'il ait eu du succès ou non3, le Voyage en Sibérie n'était pas passé inaperçu. Il avait eu des recensions généralement élogieuses dans les pério diques du temps : l'Année littéraire de Fréron et le Mercure de France, où Chappe était qualifié de « philosophe », le Journal des savants, les Mémoires de Trévoux, qui rendent compte de l'ouvrage sans le moindre regard critique4. Quant au Journal encyclopédique, il ne fut pas moins enthousiaste : le savant, jugeait-il, méritait d'être préféré aux sages de l'Antiquité, car sans lui les 1. Au début du XVIIe siècle, le récit du capitaine Margeret avait eu aussi l'ambition de présenter une description complète de la Russie. Mais il était loin d'avoir l'ampleur des ouvrages allemands de Herberstein ou d'Olearius. 2. Il existait en français, avant l'ouvrage de Chappe, des récits de voyage très critiques à l'égard de la Russie. Tels étaient Y Estât de l'empire de Russie et grand-duché de Moscovie de Margeret (Paris, 1606) ou la Relation curieuse et nouvelle de Moscovie de Foy de la Neuville (1698), tous deux russophobes et plus ou moins polonophiles. Au XVIIIe siècle, le récit de l'abbé Jacques Jubé (la Religion, les Mœurs et les Usages des Moscovites, 1728- 1732), un peu moins critique que ne le sera Chappe, était demeuré inédit. Quant aux Lettres moscovites de l'Italien Locatelli (Paris, 1736), violemment anti-russes, elles n'avaient pas eu l'impact que connaîtra le Voyage en Sibérie, bien qu'une réfutation, suscitée par les milieux officiels de Pétersbourg, en ait été faite en allemand par Antiox Kantemir. 3. Les avis divergent sur ce point. Isabel de Madariaga affirme péremptoirement que l'ouvrage n'eut aucun succès à Paris {la Russie au temps de la Grande Catherine, Paris, Fayard, 1987, p. 368). Il est vrai qu'elle prétend par ailleurs que Chappe était membre de l'Académie française ! Selon un autre auteur, le Voyage en Sibérie fut largement lu en France (Dmi tri S. von Mohrenschildt, Russia in the intellectual life of eighteenth century France, New York, 1936, p. 114). 4. La réception du Voyage en Sibérie au XVIIIe siècle, ainsi que les commentaires qu'il a suscités juqu'à nos jours, sont analysés en détail dans notre édition critique de l'ouvrage de Chappe, à paraître dans la collection « Archives de l'Est », Paris, C.N.R.S. Éditions -* Oxford, Voltaire Foundation. L'ENVERS DU « MIRAGE RUSSE » : DELEYRE ET CHAPPE D'AUTEROCHE 839 Français n'auraient que des préjugés sur une nation dont l'influence actuelle pourrait faire croire qu'elle allait être aussi florissante que l'Angleterre, l'Italie ou la France. « Nous pensions très différemment », affirme l'auteur. Les choses ne changeront en Russie, conclut-il, que si, « renonçant à leur puissance illimitée », les souverains russes font goûter à leurs sujets les « douceurs de la liberté ». Le prétendu « mirage russe5 » n'a-t-il pas été exagéré ? Les revues qui rendent compte du Voyage en Sibérie n'en sont pas victimes. Le Journal ency clopédique lui-même, proche des « philosophes », ne fait pas non plus la moin dre réserve, et accepte la vision très critique de Chappe ; or, ce même Journal avait fait quelques années plus tôt une longue recension non moins flatteuse des deux volumes de ľ Histoire de l'empire de Russie sous Pierre le Grand de Voltaire, censée contribuer à diffuser ce « mirage ». Quoi qu'il en soit, dans ce concert de louanges, il n'y eut en France qu'une fausse note : celle de la Correspondance littéraire. L'auteur, probablement Grimm, s'y livra à un véritable éreintement. Mais pouvait-on attendre autre chose de l'agent de Catherine II ? Les sarcasmes y voisinent avec des traits d'une ironie pesante. Ignorance, platitude, légèreté, puérilité : tels sont les carac tères du livre. Au point que l'Académie des sciences « balance elle-même si elle doit ajouter foi à l'observation astronomique » pour laquelle elle a envoyé Chappe en Sibérie. On le voit : la crédibilité de l'abbé en tant que savant est mise en cause par la Correspondance littéraire parce qu'il aurait mal observé la Russie et les Russes. Or, ce même type d'argumentation va se retrouver bientôt dans Y Antidote attribué à Catherine II. On pouvait s'attendre en effet à une vive réaction des Russes. Trente ans auparavant, n'avaient-ils pas jugé nécessaire de réfuter l'obscur pamphlet de Locatelli ? À plus forte raison le Voyage en Sibérie, d'une tout autre ampleur et d'une tout autre portée, devait-il encourir les foudres de Pétersbourg. Cather ine II, par ailleurs, n'était pas Anna Ivanovna. L'amie de Voltaire et de Diderot tenait sans doute à sa réputation de philosophe. Mais plus encore peut-être que son image uploads/Litterature/l-x27-envers-du-mirage-russe-deleyre-et-chappe-d-x27-auteroche.pdf

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