AU CŒUR DU TEMPS De DENISE TUAL Ce récit, qui a pour sous-titre « Le parcours d

AU CŒUR DU TEMPS De DENISE TUAL Ce récit, qui a pour sous-titre « Le parcours du rat » est dédié : A mes deux fils, Jacques et Christian Tual A Maria et à Sophie. Mes remerciements vont à ceux qui m’ont encouragée à réunir ces témoignages : Marie de Poncheville et François Truffaut, Nicole Stéphane et Jean-Claude Carrière. 1987 PRÉFACE LE PRIVILÈGE DE LA DISCRÉTION Un acteur célèbre est au centre de mille lumières. Toutes ces lumières sont dirigées vers lui. Elles l'accompagnent partout. Bien entendu, elles l'aveuglent. Elles l'empêchent de voir au-delà de ce cercle, qui dans certains cas peut rendre fou. Elles le ramènent constamment à lui-même, à cette solitude illuminée qui est sa vie. Elles lui interdisent de s'intéresser aux autres, de les regarder, de leur accorder une existence, même obscure. Toute gloire suppose, à l'extrême limite, que les autres n'existent pas. A l'opposé, tous les chasseurs le savent, c'est dans la zone d'ombre que le regard s'aiguise. Les bons guetteurs ne se montrent jamais. Ils sont tapis dans les hautes herbes, au meilleur point d'observation possible. Tandis que celui qui se trouve placé au carrefour des lumières ne voit que lui, celui qui aime l'ombre — ou que l'ombre a choisi — dirige son œil sur les autres. C'est ainsi que se trouve placée Denise Tual, depuis plus de quatre-vingts ans. ElIe a guetté son siècle, elle en a vu les gloires, avec une qualité d'attention qu'on peut difficilement égaler. Et cela pour deux raisons. D'abord, par le hasard de sa naissance. Un grand-père peintre, une mère musicienne, un père éditeur d'art : il n'en faut pas davantage pour sauter, petite fille, sur les genoux de Debussy et pour avoir Pablo Casals comme professeur de solfège. Encore faut-il savoir choisir ses origines, et les mériter. Savoir naître n'est pas facile, et beaucoup se trompent. On peut dire que de ce côté-là, Denise a parfaitement réussi. Mais ça ne suffit pas. Le guetteur doit être bien placé, mais il doit aussi avoir de bons yeux, et les diriger comme il faut. On en vient ici à parler de la qualité de Denise, et c'est un domaine très délicat, car qui parle avec pertinence des autres n'aime pas souvent qu'on parle de lui. Je dirai simplement que, bien lancée par le destin, elle a toujours vécu dans l'écume, à l'avant même de la vague, toujours portée par le vent le plus fort. Les gloires multiples qui se tiennent ensemble, aujourd'hui, dans la chaleur de sa mémoire, elle les a connues avant les autres. II lui arrive même de dire : « Dès que les gens deviennent célèbres, ils m'ennuient ». D'où la qualité irremplaçable de ce regard. Denise est un guetteur qui a tout vu avant les autres. J'ajoute qu'elle est une femme. Elle est même une femme qui travaille, qui a toujours travaillé et qui travaille encore (à preuve ce livre). Et c'est important. Car notre siècle a connu tant de matamores tonitruants, tant de statues viriles, et souvent moustachues, érigées et bientôt détruites, tant de fureur et de suffisance, tant de haine et tant de coups de poing frappés sur des poitrines creuses, que soudain le regard d'une femme, si perçant et pourtant si doux, nous dit qu'il existe un autre siècle à côté de celui que nous croyons connaître, et que voici le moment venu, en ouvrant ce livre, de le découvrir. Jean-Claude Carrière PREMIERE PARTIE UNE ENFANCE ENCHANTEE A défaut de savoir où l'on va, il est intéressant de savoir d'où l'on vient. Mes grands-parents paternels étaient corses l'un et l'autre, mais c'est à Rome que mon père, Henri Piazza, naquit en 1863, son officier de père appartenant aux troupes de Napoléon III qui occupaient alors la ville. Trésorier-payeur aux armées, mon grand père aurait dû, en principe, se trouver moins exposé que d'autres aux dangers des armes. Il fut cependant tué par un boulet de canon tiré par mégarde par un officier français. Ma grand-mère se retrouva seule avec ses deux fils, Paul et Henri. Ayant un sens aigu du devoir, elle décida de se séparer d'eux afin qu'ils reçoivent une bonne éducation. Elle les envoya donc en France faire leurs études au collège de Moret-sur-Loing. Plus tard, Paul devint directeur d'une usine où l'on fabriquait de la soie artificielle, produit révolutionnaire pour l'époque, dont j'aimais habiller mes poupées. Un jour se produisit une explosion terrible provoquée par les émanations de solvants utilisés à l'usine. Paul y trouva la mort. Henri, mon père, ses études terminées et son service militaire effectué, monta à Paris. Je l'ai souvent imaginé, débarquant seul, avec pour tout viatique une lettre d'introduction auprès d'un certain Masson, conservateur du musée du Luxembourg. C'était peu certes, mais mon père, usant au mieux de sa séduction et de son énergie – toutes deux très grandes — sut tirer le meilleur profit de cette mince introduction. En peu de temps, il parvint en effet à réaliser son rêve, la création de sa propre maison d'édition, les Éditions d'Art Henri Piazza. Il s'agissait d'ouvrages de luxe, au tirage très limité, vendus par souscription à des prix élevés. Mon père les fabriquait dans les couloirs d'une imprimerie qui lui faisait crédit, puis les livrait lui-même dans une voiture à cheval mise à sa disposition par Masson. L'aide de ce dernier lui fut précieuse. II eut entre autres choses l'idée de présenter mon père au peintre José Maria Sert. Établi à Paris depuis 1899, cet Espagnol y jouissait d'un certain renom ; sa tenue excentrique — cape et sombrero —, ses mœurs tapageuses, sa fortune avaient sans doute contribué à faire de lui une vedette. II se prit d'amitié pour mon père et c'est ainsi qu'Henri Piazza rencontra des hommes comme Mucha, Kupka, Dulac, Rackham ou Dinet, auxquels il demanda d'illustrer ses livres. Mais le coup de génie, qui fut à l'origine de sa fortune, fut de commander à un jeune universitaire, spécialiste de littérature médiévale, une adaptation de la légende de Tristan et Iseult. II s'agissait de Joseph Bédier, futur professeur au Collège de France, dont le Tristan allait connaître un immense succès. Le jeune Corse était ainsi devenu un habitué des salons et des dîners littéraires où il fréquentait tout ce que Paris comptait d'écrivains, d'artistes, de mondains, les plus snobs, les plus fous de l'époque. Des années plus tard, mon père se plaisait encore à raconter ses soirées de jeune homme lancé et, en particulier, celle-ci, gravée à jamais dans sa mémoire : Maurice Maeterlinck, alors au faîte de sa gloire, l'avait prié d'accompagner sa femme, Georgette Leblanc, à la première d'une pièce au Français. Le soir convenu, mon père, sanglé dans l'habit qu'il venait de commander, un œillet blanc à la boutonnière, la moustache en crocs, un chapeau claque sous le bras, se rendit à Neuilly chez Maeterlinck. On le fait entrer dans un salon où il attend si longtemps qu'il craint un moment s'être trompé de jour. Soudain, Georgette Leblanc paraît dans l'embrasure de la porte, avec tout l'éclat nacré du portrait qu'a laissé d'elle Albert Stevens, ses longs cheveux blonds dénoués à la Mélisande, répandus sur des épaules « si blanches que sa robe brodée de perles en pâlissait », le front ceint d'un cercle de métal incrusté de pierres. Il est ébloui. Puis son regard est attiré par la fente très audacieuse de la robe qui laisse voir un genou nu et le début d'une admirable cuisse d'albâtre. Baissant les yeux, il voit que les cothurnes, dont les rubans d'or enlacent savamment le mollet, découvrent des doigts de pied que séparent des fleurs d'hibiscus rose. Elle tend à son jeune cavalier une main gantée et le prie d'aller chercher dans son boudoir un manteau d'hermine garni de renards blancs sous le poids duquel il flanche un peu. Au moment de descendre les marches du perron, la dame se ravise, revient sur ses pas et, s'approchant d'un grand vase de lys, s'empare de celui dont la tige est la plus longue et, comme un sceptre, le tient en sa main droite. Soudain gêné, le jeune homme n'est plus tout à fait sûr de réussir son entrée au théâtre. Il s'empresse et tente de faire pénétrer dans la voiture la dame, le lys, les hibiscus, la traîne perlée et les renards, mais, troublé, il manque le marchepied, perd l'équilibre et brise le lys. Il se confond en excuses, mais il est ravi que cette maladresse lui ait épargné une entrée au théâtre qui l'aurait sans doute couvert de ridicule. Chaque fois que je me représente cette scène, le visage du jeune homme s'apparente à la fois aux traits de mon père et à la physionomie étrangement immobile de Buster Keaton. Henri Piazza fréquentait volontiers le salon de Mme Ménard Dorian, grande bourgeoise pro-dreyfusarde. S'y retrouvaient des politiciens de gauche, Georges et Paul Clemenceau, Philippe Berthelot, notamment, mais aussi de futurs académiciens et un grand nombre de musiciens. Mon père y fit la connaissance d'un jeune officier passionné de musique, uploads/Litterature/ denise-tual-au-coeur-du-temps.pdf

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