NOAM CHOMSKY LA DOCTRINE DES BONNES INTENTIONS Entretiens avec David Barsamian
NOAM CHOMSKY LA DOCTRINE DES BONNES INTENTIONS Entretiens avec David Barsamian Traduit de l’américain par Paul Chemla « Fait et cause » FAYARD Sur l’auteur Noam Chomsky est un linguiste éminent, auteur et philosophe politique radical de réputation internationale. Il est aujourd’hui professeur de linguistique au MIT (Mas- sachusetts Institute of Technology). Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels De la propagande, Le Profit avant l’homme, Dominer le monde ou sauver la planète ?, La Doctrine des bonnes inten- tions, Les États manqués (Fayard, 2007). Introduction « Comment ça se passe, une interview avec Noam Chomsky ? » La question m’est souvent posée et, depuis plus de vingt ans que je travaille avec lui, j’ai appris certaines choses. D’abord, il faut se préparer, classer ses questions par ordre de priorité. Ensuite, bien écouter, parce qu’on ne sait jamais quel tour va prendre la conversation. Sous la voix douce de Chomsky coule un torrent de connaissances et d’analyses. Pour distiller et synthétiser cette masse énorme d’informations, sa puissance est extraordin- aire. Rien ne lui échappe. Dans un de nos en- tretiens, il a parlé d’un avion de ligne iranien abattu en 1988 par l’USS Vincennes. J’ai été sidéré d’apprendre que sa source était Pro- ceedings, la revue de l’US Naval Institute. J’ai inauguré l’émission Alternative Ra- dio par une série d’interviews de Chomsky en 1986. Depuis, nous n’avons jamais cessé le dialogue. J’ai réalisé la plupart des entretiens de ce recueil dans son bureau au MIT, sans lui communiquer les questions à l’avance. Pour cet ouvrage, nous avons relu et corrigé les transcriptions, développé nos discussions et ajouté des notes. Donc, comment ça se passe, une inter- view avec Chomsky ? On est en présence de quelqu’un qui soutient énergiquement que ce n’est pas si compliqué de comprendre la vérité ou de savoir ce qu’il faut faire ; il défin- it et incarne ce que doit être un intellectuel ; il fustige ceux qui, s’inclinant devant le pouvoir, dénoncent les autres tout en es- quivant leurs responsabilités. 5/378 Chomsky fixe le cap et décrit la topo- graphie. À nous de naviguer, d’explorer. J’es- père que ces conversations seront une étin- celle qui fera réfléchir, discuter, et surtout militer. Je remercie particulièrement Anthony Arnove, camarade, ami et éditeur par excel- lence ; Sara Bershtel, directrice de maison d’édition et éditrice parfaite ; Elaine Bern- ard, pour sa générosité ; Greg Gigg, pour ses suggestions ; la radio locale KGNU ; David Peterson, Chris Peterson et Dale Wertz, pour leur travail d’assistants de recherche ; Bev Stohl, pour avoir satisfait mes nombreuses requêtes ; Martin Voelker, pour son soutien technique et son amitié ; et Noam Chomsky, pour sa solidarité, sa patience et son très grand sens de l’humour. Des passages de certaines de ces inter- views ont paru sous diverses formes dans les revues International Socialist Review, 6/378 Monthly Review, The Progressive, The Sun et Z. David Barsamian, Boulder, Colorado, juillet 2005. 7/378 1. Ambitions impériales Cambridge, Massachusetts (22 mars 2003) Quelles sont les conséquences ré- gionales de l’invasion et de l’occupa- tion de l’Irak par les États-Unis ? Ce n’est pas seulement la région, c’est le monde entier, je crois, qui perçoit à juste titre l’invasion américaine comme une tent- ative de faire un exemple, d’instaurer une nouvelle norme du recours à la force. Cette nouvelle norme, la Maison-Blanche en a for- mulé les grandes lignes en septembre 2002, quand elle a rendu publique la Stratégie de sécurité nationale des États-Unis d’Amérique[1]. Ce texte avançait une doc- trine assez neuve, et d’un extrémisme in- habituel, sur l’usage de la puissance militaire dans le monde, et si la campagne pour la guerre en Irak a coïncidé avec sa publication, ce n’est pas par hasard. Ce n’était pas une doctrine de la première frappe avant l’agression, de la guerre « préemptive » – que l’on peut juger compat- ible avec une interprétation large de la Charte des Nations unies –, mais d’une pratique qui n’a pas le moindre début de fondement en droit international : la guerre « préventive ». En clair, les États-Unis dom- ineront le monde par la force et, si le moindre défi à leur mainmise apparait – aperçu très loin, inventé, imaginé ou autre –, ils auront le droit de le détruire avant qu’il ne se transforme en menace. Cela, c’est la guerre « préventive », pas « préemptive ». Pour instaurer une nouvelle norme, il faut des actes. En établir une n’est pas à la portée 9/378 de n’importe quel État, c’est évident. Si l’Inde envahit le Pakistan pour mettre un ter- me à des atrocités monstrueuses, elle ne crée pas de norme. Mais si les États-Unis bom- bardent la Serbie pour des motifs douteux, ils créent une norme. C’est cela, la puissance ! Le moyen le plus simple d’instaurer une nouvelle norme, comme le droit à la guerre préventive, c’est de choisir une cible absolu- ment sans défense, facile à anéantir pour la puissance militaire la plus massive de l’his- toire de l’humanité. Mais pour que tout cela soit crédible, du moins aux yeux de votre propre population, il faut lui faire peur. La cible sans défense doit lui être présentée comme une effroyable menace pour sa sur- vie, responsable du 11 septembre et sur le point d’attaquer à nouveau, etc. C’est bien ce qui s’est passé dans le cas de l’Irak. Ce fut un exploit vraiment spectaculaire, qui sans nul doute restera dans l’histoire, cet effort massif 10/378 de Washington pour convaincre les Améri- cains, seuls de toute la planète, que Saddam Hussein n’était pas seulement un monstre mais aussi une menace pour leur existence même. Et il a extraordinairement réussi. La moitié de la population américaine croit fermement que Saddam Hussein était « im- pliqué personnellement » dans les attentats du 11 septembre 2001[2]. Donc, tout concorde. La doctrine est énoncée, la norme est instaurée dans un cas très simple, la population est précipitée dans la panique et, seule au monde, croit à des menaces fantasmatiques contre son exist- ence, donc est prête à soutenir une interven- tion militaire parce qu’elle se pense en situ- ation de légitime défense. Si vous croyez à tout cela, c’est vraiment de la légitime défense d’envahir l’Irak – bien qu’en réalité cette guerre soit une agression typique, dont l’objectif est d’étendre le champ de possibil- ité des futures agressions. Une fois réglé le 11/378 cas facile, on pourra passer à d’autres, plus compliqués. L’opposition à la guerre est massive dans une grande partie du monde parce que chacun comprend qu’il ne s’agit pas seule- ment, en l’affaire, d’attaquer l’Irak. Beauc- oup, et ils ont raison, perçoivent cette guerre exactement comme elle a été voulue, une façon de leur signifier fermement : « Vous feriez mieux de marcher droit ou vous pour- riez être la prochaine cible. » Voilà pourquoi les États-Unis sont à présent considérés comme la plus grande menace à la paix du monde par un grand nombre de gens, prob- ablement l’immense majorité de la popula- tion de la planète. En un an, George Bush a réussi à faire des États-Unis un pays qui fait très peur, que l’on n’aime pas, que l’on hait, même[3]. Au Forum social mondial de Porto Alegre (Brésil), en février 2003, vous avez qualifié Bush et son entourage de 12/378 « nationalistes radicaux » pratiquant « la violence impérialiste »[4]. Le ré- gime au pouvoir à Washington est-il si différent des précédents ? Il est utile de le mettre en perspective his- torique. Allons à l’autre bout de l’éventail politique, aussi loin que l’on pourra ou pr- esque : chez les libéraux de Kennedy. En 1963, ils ont annoncé une doctrine qui n’est pas si différente de la Stratégie de sécurité nationale de Bush. S’exprimant devant la So- ciété américaine de droit international, Dean Acheson, vieil homme d’État très respecté et conseiller écouté de l’administration Kennedy, a déclaré qu’aucun « problème jur- idique » ne se pose quand les États-Unis ré- pondent à un défi lancé à leur « pouvoir », à leur « position » et à leur « prestige »[5]. Le moment où il a tenu ces propos est tout à fait significatif. C’était peu après la crise des mis- siles de Cuba de 1962, qui a pratiquement conduit le monde au bord de la guerre 13/378 nucléaire. Cette crise était essentiellement la conséquence d’une vaste campagne de ter- rorisme international visant à renverser Castro – ce que nous appelons aujourd’hui changement de régime : elle avait incité Cuba à installer sur son territoire des mis- siles russes pour se défendre. Acheson a soutenu que, pour répondre à un simple défi relatif à notre position et à notre prestige, les États-Unis avaient le droit de guerre préventive même hors de toute menace contre notre existence. Sa formula- tion est encore plus extrémiste que la doc- trine Bush. En revanche, pour rétablir la per- spective, c’était une phrase prononcée par Dean Acheson devant la Société américaine de droit international, ce uploads/Litterature/la-doctrine-des-bonnes-intentions-45.pdf
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- Publié le Aoû 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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