Chapitre 8 ANGOISSE DE LA MORT ET QUANTIFICATION DU LIEN SOCIAL Eric LAURENT RE

Chapitre 8 ANGOISSE DE LA MORT ET QUANTIFICATION DU LIEN SOCIAL Eric LAURENT RESUME DE L’ARTICLE : Ce qui affecte le travail comme le lien social en général est sa prise toujours davantage réalisée dans un calcul de l’intimité subjective qui affecte de façon très particulière le corps des sujets pris dans ces calculs. Les corps se trouvent menacés d’être réduits à des automates entièrement calculables. Ils répondent à cette menace par l’angoisse et la perte du sentiment de la vie, par la dépression. Nous verrons dans cet article d’abord comment le travail a été l’enjeu d’une telle réduction. Nous verrons ensuite comment la soi-disant économie générale des comportements a voulu se proposer comme solution générale à toute difficulté du lien social, au nom de solutions calculables pour tous. Le psychanalyste opère à rebours. En visant la singularité du symptôme, il éloigne le sujet de l’ homéostase pour tous que veut imposer la quantification du lien social. I-L’ANGOISSE DE MORT ET LA QUANTIFICATION DU LIEN SOCIAL Entre la fin du 20ème siècle et la première décennie du 21ème, on a touché au travail de telle façon que le terme a changé de sens au cours de la période. Beaucoup le disent, chacun à sa façon. La première question qui se pose est de savoir si le travail est à considérer comme le paradigme du lien social où s’il est le cas particulier d’une évolution globale de ce lien. On pourrait dire que ce qui affecte le travail comme le lien social en général est sa prise toujours davantage réalisée dans un calcul de l’intimité subjective qui affecte de façon très particulière le corps des sujets pris dans ces calculs. Les corps se trouvent menacés d’être réduits à des automates entièrement calculables. Ils répondent à cette menace par l’angoisse et la perte du sentiment de la vie, par la dépression. Nous verrons dans cet article d’abord comment le travail a été l’enjeu d’une telle réduction. Nous verrons ensuite comment la soi-disant économie générale des comportements a voulu se proposer comme solution générale à toute difficulté du lien social, court-circuitant tout débat et échange contradictoire dans le lien social. II-LE TRAVAIL, AVEC OU SANS CORPS Pour aborder le statut actuel du travail, les économistes, comme Daniel Cohen, parlent de sa « crisei ». Il y eût la révolution industrielle, il y eût le moment « fordiste » de l’organisation du travail avec la construction des grandes chaines de montage électrifiées dans de gigantesques usines hiérarchisées. Il y a maintenant une nouvelle organisation basée sur l’informatique et une division du travail allant jusqu’à l’individu isolé qui n’est relié aux autres que par la structure en réseau, fondée sur l’autonomie et l’initiative de chaque poste de travail, apparemment non hiérarchisé. La philosophe Cynthia Fleury a dénoncé dans ses ouvrages et ses chroniques l’illusion de cette autonomie du salarié sur son lieu de travail ou même délocalisé comme « travailleur à domicile », la conséquence en a été que « la supercherie a été alors totale, permettant au capitalisme de se présenter comme projet égalitaire. »ii Sous le masque égalitaire du bon réseau s’est constitué sous nos yeux l’empire Google, son ambition de tout digitaliser et calculer, tout en affirmant qu’il ne ferait jamais rien de mal « nothing evil ». L’isolation de l’individu dans le réseau, où même sa résorption à un point dans le réseau, a pu induire l’utopie de le penser comme un modèle mathématique où pourrait s’appliquer la thèse des jeux et résorber le réel du travail en un modèle mathématique évaporant ce réel dans un calcul sans limites. La tentation dans l’approche cognitive du champ psychique est d’effacer cette relation d’impossible. Par la théorie des jeux, elle tente de produire une théorie de la décision gouvernée par un principe d’utilité maximale « selon lequel l’agent choisit, parmi les actions qui lui sont ouvertes, celle qui lui garantit en probabilité la plus grande utilité… pondérée par les probabilités subjectives dont il affecte l’éventualité des conséquences de ses différentes actionsiii ». Les conséquences de cette tentation de réduction cognitive du lien social à la théorie des jeux a bien été étudiée par le philosophe anglais Philip Mirowskiiv. 2 Celui-ci montre comment les modèles mathématiques utilisés par le « complexe militaro-industriel » dont parlait Eisenhower, se sont transmis comme méthode de gestion de l’administration militaire à l’administration civile. Au moment où les démocraties occidentales s’affrontaient, d’une part au modèle communiste, qui alors n’était pas encore revenu au statut d’hypothèse, et à leurs démons internes, inégalités et racisme, les modèles de la Rand Corporation garantissaient que même dans un modèle non-coopératif, un équilibre pouvait être atteint. A cet égard, les modèles proposés par John Nash ont été un point d’acmé. Un film remarquable a mis en image la lutte entreprise par ce brillant mathématicien pour conquérir un meilleur équilibre mental et une relation pacifiée avec ses hallucinations. Ce que montre moins bien le film est que toute la théorie qui sous-tend « l’équilibre de Nash » est une théorie proprement paranoïaque. Elle assure que dans un jeu absolument non- coopératif, où chacun se retrouve seul contre tous, un équilibre peut être atteint. Sans faire l’hypothèse d’aucune solidarité d’aucun ordre entre les joueurs, il fournissait l’arme absolue pour l’hypothèse démocratique. Même en cas de chaos social, de défiance totale de chacun envers chacun, un type de lien social était maintenu. L’évaporation des corps en conflits, des pulsions antagonistes était apparemment achevé. Le retour du corps dans le système s’est produit par l’angoisse, la dépression, la violence au travail, qu’elle vise l’autre ou qu’elle vise le sujet lui- même par le suicide. L’angoisse dans la perspective psychanalytique est un affect particulier dans la mesure où il se transmet à l’autre de la façon la plus immédiate. L’angoisse n’est pas celle d’un seul face à tous les autres. C’est d’emblée un affect social. Sous le lien social, en son cœur, est logée l’angoisse. Il suffit que ce lien tremble pour qu’elle apparaisse. Freud l’avait observé dans les mouvements de panique qui traversent les armées, nous l’observons dans les mouvements de panique qui traversent les marchés. « Que l’essence d’une masse réside dans les liaisons libidinales présentes en elle, nous en obtenons également une indication dans le phénomène de la panique, qui peut s’étudier au mieux sur les masses militaires. Une panique apparaît quand une telle masse se désagrège. Son caractère, c’est que plus aucun ordre du supérieur n’est entendu et que chacun se préoccupe de lui-même sans égard pour les autres. Les liaisons réciproques ont cessé et une angoisse dépourvue de sens, gigantesque, se libère. »v C’est cette angoisse dont les économistes comportementaux se déclarent capables de venir à bout en révélant les biais cognitifs, les erreurs de jugement, que nous commettons sans cesse. Le lien social protège fondamentalement contre l’angoisse de la perte. Cela se retrouve dans le « biais cognitif » repéré par Daniel Kahneman, l’un des fondateurs de la discipline de l’économie dite comportementale. Il l’isole à l’aide d’un jeu de laboratoire. « Dans ce jeu, on demande de choisir entre un pari qui permet de gagner de façon sûre la somme de 3000 $ ou la possibilité à 80 % de gagner 4000 $ (ce qui implique un risque de 20 % de perdre). La majorité des étudiants impliqués dans le test choisissent les 3000 $. On pose aussi la même question de façon légèrement différente en demandant s’ils préfèreraient perdre 3000 $ ou la possibilité avec 80 % de chances de perdre 4000 $ (avec 20 % de chance de ne rien perdre). Là encore, la majorité choisit le pari le moins aventureux. En d’autres mots, ils étaient disposés à prendre le risque le plus élevé pour éviter de perdre de l’argent plutôt que de prendre le risque de gagner plus d’argent. »vi 3 Parmi les pertes, la perte des liens avec l’autre produit un type particulier d’angoisse de la solitude. Et là encore le travail a joué une fonction paradigmatique dans la mesure où l’angoisse ou la dépression du sujet au travail est le produit de son isolement systématique. Livré à sa solitude, le sujet renvoyé à lui-même sans recours est confronté à « la fatigue d’être soi » selon l’expression d’Alain Ehrenberg ou encore à ce qu’il faudrait appeler l’angoisse d’être soi. L’individualisme de masse contemporain permet d’ailleurs une généralisation de cette description d’un lien social comme marqué par le stress et la « fatigue psychique »vii. Le phénomène est caractéristique du nouveau statut du travail mais ce n’est pas seulement là qu’il se manifeste. Il atteint le lien social dans son ensemble. Cette solitude est produite par un double mouvement. D’une part, la rupture des solidarités définissant les formes du travail à partir de la seconde moitié du 20ème siècle et jusqu’aux deux dernières décennies. D’autre part, il y a l’extension de la nouvelle façon de mesurer l’efficacité du travail par une évaluation individualisée des performances qui laisse chacun seul contre tous. Cette double extension a pu se construire uploads/Management/ 10-07-22-chapitre8-angoisse-de-la-mort-md150710.pdf

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  • Publié le Fev 23, 2022
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