À EM, du début jusqu’à la fin CHAPITRE 1 Les yeux piqués dans son énorme tête e
À EM, du début jusqu’à la fin CHAPITRE 1 Les yeux piqués dans son énorme tête en forme de poêle à frire, Sacha étudiait Arkady, cherchant en lui un éventuel brin de compassion. L’animal était d’un gabarit impressionnant, mais l’alcool atténuait son grognement coutumier. Calée sur son séant, sa compagne, Macha, serrait contre elle une bouteille de champagne à moitié vide. « Sacha et Macha, ours bruns communs d’Amérique du Nord (ursus arctos horribilis) », lisait-on sur une plaque fixée au garde-corps du zoo. Pas mal vu, pensa Arkady. Les ours avaient été libérés par quelqu’un qui avait laissé une affiche proclamant : « Nous aussi, nous sommes des animaux. » Il n’allait pas dire le contraire. À quatre heures du matin, l’obscurité transformait les décors de conte de fées qui enjolivaient le parc en ajouts terrifiants. Les statues devenaient des monstres, les ombres déployaient des ailes, les lions rugissaient en sourdine et les ours polaires allaient et venaient avec une agitation maniaque. Arkady était enquêteur aux Affaires spéciales, et un ours en goguette au cœur de Moscou relevait clairement de ses compétences, non ? Il faisait équipe avec Victor, un excellent inspecteur quand il était à jeun. Le temps qu’ils arrivent, la directrice du zoo avait constellé Sacha et Macha de fléchettes-seringues remplies de barbituriques qui, associés au champagne, composaient un cocktail assez grisant même pour un ursus arctos horribilis. Macha était avachie contre un muret en pierre. À chaque hoquet, Sacha éructait une bave mousseuse à l’odeur immonde, et ses ronflements résonnaient avec un bruit de tambour crevé. Un moment il semblait inerte, l’instant d’après il se redressait brutalement et balayait le vide d’une patte massive. Une demi-douzaine de jeunes soigneurs, perche au poing façon lance, cernaient le couple à bonne distance. Ils furent accueillis par la sœur de Victor, directrice du zoo et visiblement le genre de femme à assumer ses responsabilités, en manteau et toque de peau lainée. Elle était équipée d’un fusil hypodermique. Elle serra la main d’Arkady avec vigueur. — Avez-vous appelé d’autres renforts ? demanda-t-il. — Je ne tiens pas à voir la police débouler dans le périmètre, répondit- elle. C’est pour ça que je vous ai appelés. — La police, c’est moi, dit Victor. — Ah, ah, ah ! Voilà pour le jugement qu’elle portait sur son frère. À une trentaine de mètres d’eux, Sacha et Macha titubèrent en direction d’un chariot de glacier. Ils le secouèrent à deux jusqu’à ce que la poignée se brise, puis le firent tellement tanguer qu’il se renversa. Découragés, ils battirent pesamment en retraite vers leur muret et s’effondrèrent. Le père d’Arkady, le général Renko, chassait l’ours et l’avait mis en garde contre les imbéciles qui se croient capables de courir ou de grimper à un arbre plus vite que l’animal. « En cas de mauvaise rencontre, ne cours pas, l’ours est plus rapide, lui avait-il dit. S’il t’attrape, fais le mort. » Arkady espéra que les jeunes soigneurs savaient s’y prendre avec des ours bruns. Il avait le sentiment que Sacha aurait pu les culbuter comme des quilles. — Racontez-moi la soirée d’hier, dit-il. — Nous avions organisé une levée de fonds avec les donateurs du zoo dans la grande galerie, et tout le monde buvait sec et faisait la fête. Nous les nourrissons, nous les abreuvons de champagne, et quand ils sont d’humeur généreuse, nous lançons la vente aux enchères. Après, une équipe de nettoyage récupère toutes les bouteilles complètement vides ou à moitié et les jette dans des poubelles à ramasser dans la matinée. Apparemment, Sacha et Macha s’y sont introduits. — Mais d’abord, comment sont-ils sortis de leur cage ? — On a eu pas mal d’actions de militants pour les droits des animaux ces temps-ci. Pour moi, un inconditionnel idéaliste de la cause animale a attendu que tout le monde parte pour s’introduire subrepticement dans les lieux, puis a libéré les ours et posé son affiche en signe de revendication. Il s’agit forcément de quelqu’un qui leur est familier. Sabotage en interne, un classique, pensa Arkady. — On aura bourré le mou à un de tes gars, conclut Victor. — Et que met-on aux enchères dans un zoo ? demanda Arkady. — Les plus offrants se voient octroyer l’honneur de transmettre leur prénom à un bébé girafe, ou de rendre une visite privée à un koala. Ce genre de trucs. — Bref, un vulgaire étalage de fric, dit Victor. — Nous dépendons de gens fortunés et haut placés pour soutenir le zoo. Pas bête, songea Arkady. Poutine y avait-il assisté en personne ? On le savait friand de séances photos le montrant avec des lionceaux. — Parlez-moi des ours. — La femelle, Macha, est relativement docile, mais Sacha, le mâle, peut se montrer agressif. — Pauvres bêtes ! Probable qu’elles auront droit au jet d’eau pour les calmer, dit Victor. En tout cas, moi, c’est ce qu’on m’inflige en cellule de dégrisement. Les ours sont faits pour se balader en liberté dans les vastes étendues du Kamtchatka, y cueillir les saumons qui remontent le courant et foutre une peur bleue aux campeurs. Au lieu de quoi ils sont devenus une honte pour la nature ! — Les animaux ne souffrent pas de vivre dans un zoo, objecta Nina. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Les ours vivent plus longtemps en captivité que dans la nature. Et ça ne les dérange pas. — Et quand on titille une souris de labo, elle gigote de joie, lui renvoya Victor. Tu peux tuer un ours avec ce truc ? ajouta-t-il avec un signe de tête vers le fusil hypodermique. — Bien sûr que non. Le fusil garantit sa protection. — Et il le sait ? — Il s’agit d’un simple mélange d’air comprimé et de barbituriques, expliqua-t-elle en saisissant une fléchette terminée par un pompon rose. D’une « camisole chimique », en termes de pro. — Macha bouge ! cria un soigneur. Macha n’avait aucune envie de faire partie du tableau ; elle s’immobilisa, fit demi-tour d’un air triste et partit en se dandinant vers la porte ouverte de sa cage. Une bouteille de champagne lui échappa et roula au loin, lui arrachant un soupir. L’excitation de sa brève escapade retombait. — Elle aime sa cage, dit Arkady. — Son habitat, le corrigea Nina. — Son putain de cirque, oui ! s’écria Victor. Sacha avait le cœur brisé par la trahison de Macha. Il se remit debout, gémit et balança sa tête d’un côté et de l’autre. — Et maintenant ? demanda Victor. Nina baissa la voix. — Tout dépend si Sacha suit Macha ou va dormir. On peut seulement attendre. — Ils sont intelligents ? demanda Arkady. — Au jugé, je dirais autant qu’un enfant de trois ans. Estimation très peu scientifique. — Un géant de trois ans avec des griffes, dit Victor. — Plus ou moins, oui. — Espérons qu’il ait besoin d’une sieste, conclut Arkady. Vous êtes spécialiste des ours ? — Non, je suis primatologue. (Elle balaya les cheveux qui lui tombaient sur le front.) Les singes sont mon sujet d’étude. — Le mien aussi, dit Arkady. — Tu as eu des animaux quand tu étais gamin ? demanda Victor. — Quelques-uns. Arkady n’avait pas eu d’animaux de compagnie à proprement parler, pas de chat ou de chien, en tout cas. Il avait collectionné des geckos et des serpents, tout ce qui lui tombait sous la main dans les steppes de Mongolie. — À ce que j’ai compris, vous vous y connaissez en chasse à l’ours, intervint Nina. — Moi ? — Victor m’a dit que vous vous distinguiez dans la chasse au gros gibier. Arkady se tourna vers Victor. — Tu as dit ça ? — J’ai peut-être exagéré. — Je n’ai jamais tiré d’ours. Tout au plus un lapin. — On m’aura mal renseignée, comme toujours. — Je le crains. Le père d’Arkady avait été affecté dans plusieurs coins perdus du centre de la Sibérie. En hiver, il faisait appel à un guide autochtone et s’enfonçait dans la taï ga, Arkady suivant les empreintes de leurs raquettes dans la neige. Les gens du coin vivaient de leur activité de trappeurs, piégeant les zibelines ou les tuant d’une balle dans l’œil de façon à ne pas abîmer les peaux et à préserver leur souplesse. Le général Renko égalait presque leur habileté de chasseurs. À la carabine, Arkady éraflait au mieux un arbre. — Donc vous n’avez jamais tué ou marqué un ours, dit Nina, la voix blanche. — Non, répondit Arkady. — Autant l’abattre, non ? suggéra Victor. — C’est bien la dernière chose que nous souhaitons, reprit Nina. Tu n’imagines pas comme il serait difficile et hors de prix de trouver un autre ours en parfaite santé. En plus, Macha pourrait refuser un nouveau mâle. C’est toujours le risque, pensa Arkady. Sacha ajusta sa vision. Il se redressa de toute sa hauteur en lâchant une bouffée d’émanations fétides. La surface de l’étang se gonfla dans uploads/Management/ 28-martin-cruz-smith-dilemme-en-siberie.pdf
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- Publié le Fev 17, 2021
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