La révision de la psychanalyse1 [20] Depuis vingt-­ cinq ans environ, on note d

La révision de la psychanalyse1 [20] Depuis vingt-­ cinq ans environ, on note dans la psycha- nalyse une tendance à accorder, au détriment des mécanismes cachés de l’inconscient, un rôle plus déterminant qu’aupara- vant aux motivations d’ordre social2 ou culturel, auxquelles la conscience peut accéder sans inconvénients. On aspire à quelque chose comme une sociologisation de la psychanalyse. On reproche à Freud d’avoir considéré les structures sociales et économiques comme un simple effet de motions psychologiques qui elles-­ mêmes proviendraient de la constitution pulsionnelle plus ou moins dépourvue d’histoire de l’homme. À l’encontre des tentatives d’explication telles que l’explication des guerres à partir de motions destructrices, ou celle du système capitaliste à partir de la pulsion érotique-­ anale d’accumulation, on retient que des traits de caractère comme le narcissisme, le masochisme ou le syndrome anal ne sont pas moins les produits de la société et du milieu qu’ils ne les conditionnent. De l’insuffisance par ailleurs incontestable de ce genre de déductions, on tire la consé- quence que la véritable science doit garder les yeux fixés sur l’effet réciproque des facteurs sociaux [sozial] et psychologiques et que, par conséquent, ce n’est pas la dynamique pulsionnelle agissant au sein de l’individu, isolée de manière atomistique, qui doit être l’objet de l’analyse, mais bien davantage le processus de la vie dans sa totalité. De fait, la psychologie, en tant que secteur de la science soumis à la division du travail, ne peut maîtriser dans son ensemble la problématique sociale et économique. La psychanalyse elle-­ même n’a guère intérêt à défendre à tout prix des stupidités du type de celles de Laforgue, qui dans son livre sur Baudelaire traite CONFLIT_SOCIOLOGIES_CS6.indd 45 16/09/2016 11:14:18 du poète comme d’un névrosé, dont la vie aurait pu prendre un tout autre tour, plus heureux, si seulement il avait défait le lien maternel. Il doit bien plutôt lui importer de voir le pro- blème méthodologique de sa relation à la théorie de la société repris depuis son fondement. L’avoir [21] indiqué est le mérite de l’école néofreudienne ou révisionniste I. Mais la question de savoir si leur tentative de sociologiser en bloc la psychanalyse conduit également, dans les faits, aux aperçus critiques concernant l’essence de la société que la psychanalyse pourrait proposer – c’est cette question qui va être discutée. Ce faisant, les aspects proprement sociologiques de la psychanalyse sociologisée seront soumis à cette forme de critique que les analystes qui restent attachés aux traits fondamentaux de la théorie freudienne ont déjà exercée à son encontre dans le domaine psychologique – et selon laquelle elle retombe dans les vues superficielles d’Adler en remplaçant la théorie dynamique, fondée sur le principe de plaisir, de Freud, par une simple psychologie du moi. La première partie discute quelques-­ uns des motifs et des nœuds argumentatifs qui caractérisent de manière déterminante le point de départ révisionniste. La deuxième se consacre à la théorie révisionniste des relations entre culture et individu, ainsi qu’à ses implications ; elle en pointe quelques consé- quences concernant la doctrine de la société. Dans la troisième, nous chercherons à produire une appréciation sociologique des néofreudiens et de leur rapport à Freud lui-­ même. I Horney formule ce qui fait le cœur de la déviation néofreu- dienne par rapport à Freud lorsqu’elle dit « que la psychanalyse I. Les discussions qui suivent ne se rapportent qu’aux écrivains révisionnistes dont l’auteur a pu étudier plus précisément les publications. Il s’agit essentielle- ment de Karen Horney, Neue Wege in der Psychoanalyse, trad. Heinz Neumann, Stuttgart, 1951 [Karen Horney, Voies nouvelles en psychanalyse. Une critique de la théorie freudienne, trad. par A. Stronck-­ Robert, Paris, Payot, 1976]. Des différences théoriques considérables subsistant entre les auteurs révisionnistes durent nécessairement être négligées. Leur est toutefois commune à tous la tendance à pousser la psychanalyse dans la direction « réaliste » dont il est question dans ce texte. 46 / Le conflit des sociologies CONFLIT_SOCIOLOGIES_CS6.indd 46 16/09/2016 11:14:18 devrait s’étendre au-­ delà des frontières qui lui sont assignées du fait qu’elle est une psychologie des pulsions et une psy- chologie génétique I ». Le concept de psychologie pulsionnelle fait office d’anathème ; polysémique, il désigne tantôt une psy- chologie qui, comme c’est arrivé dans quelques écoles de la fin du xixe siècle [22], fragmente le psychisme de manière plus ou moins mécanique en un certain nombre de pulsions, tantôt un procédé psychologique qui ne se résigne pas à lais- ser subsister intacts la raison et des comportement socialement déterminés mais cherche à dériver même des comportements psychiques différenciés de l’aspiration à la conservation de soi et au plaisir. Le fait qu’une subdivision rigide de la psychè en pulsions irréductibles les unes aux autres soit impossible, et que l’apparition concrète des pulsions puisse subir dans une large mesure des variations et modifications dynamiques n’est en aucun cas exclu par la deuxième conception, et c’est en ce sens seulement que la théorie de la libido freudienne pourrait être dite relever d’une psychologie pulsionnelle. Or rien ne caractérise avec plus d’acuité la position des révi- sionnistes que le fait qu’ils posent eux-­ mêmes au fondement de la théorie, lors même qu’ils attaquent Freud pour son incapacité prétendue à sortir des habitudes de pensée mécanistes issues de la fin du xixe siècle, des catégories qui sont le simple résultat, et rien d’autre, d’une dynamique psychologique que l’on a hypostasiée et que l’on s’est préalablement donnée comme un absolu. Ce que Freud est censé avoir fait avec les pulsions, l’école néofreudienne le fait avec les traits de caractère. Qu’elle plastronne au sujet de son propre sens historique et reproche à Freud de s’en être naïvement tenu à des méthodes ressortissant aux sciences de la nature relève assurément de la projection : elle perçoit chez Freud un schéma rationaliste qui dépèce l’âme en un arrangement de pulsions fixées à l’avance, et procède elle-­ même de manière rationaliste en séparant le moi de son rapport génétique au ça et en attribuant à la quintessence des capacités psychiques « rationnelles » [rational], comme si elle était tombée du ciel, une réalité en soi. I. Karen Horney, Neue Wege der Psychoanalyse, op. cit., p. 9 [Voies nouvelles de la psychanalyse, op. cit., p. 8, trad. modifiée]. La révision de la psychanalyse / 47 CONFLIT_SOCIOLOGIES_CS6.indd 47 16/09/2016 11:14:18 À la libido, Horney veut « substituer des impulsions émo- tionnelles, des motions, des besoins ou des passions I ». Si ces catégories, qui défilent sans avoir été analysées, doivent être autre chose que, simplement, d’autres mots pour désigner la libido, ou des entités postulées de manière dogmatique, alors leur origine, puisque ces catégories, affirme-­ t‑on, ne sont pas dérivées d’une énergie libidinale à laquelle elles remonteraient, ne peut résider qu’en un moi qui ne serait pas génétiquement relié à la libido mais se tiendrait à côté d’elle en tant qu’ins- tance de même rang. Mais c’est uniquement parce que, dans [23] la civilisation développée, le moi est de fait devenu une instance indépendante, que les catégories psychologiques des révisionnistes semblent davantage rendre justice à la dimension historique de la psychanalyse que celles de Freud. En voici le prix : leur orientation immédiate d’après une image de la situation présente se fait aux dépens d’une analyse de ce que l’on pourrait nommer leur historicité interne. Leur rejet de la psychologie des pulsions de Freud débouche concrètement sur le déni de ceci, « que la culture, en imposant des restrictions aux pulsions libidinales, et en particulier aux pulsions de destruction, contribue à faire émerger des refoulements, des sentiments de culpabilité et des besoins d’autopunition. De là sa (celle de Freud) conviction générale selon laquelle nous devons payer les bénédictions culturelles par l’insatisfaction et le malheur II ». Comme si la perception freudienne de l’impossibilité d’échapper aux conflits culturels, c’est-­ à-­ dire de la dialectique du progrès, n’avait pas davantage mis au jour l’essence de l’histoire que l’appel hâtif aux facteurs du milieu, qui, à en croire les révi- sionnistes, doivent expliquer la genèse des conflits névrotiques. Conséquence la plus importante de la polémique contre la psychologie des pulsions de Freud, le rôle central des souvenirs d’enfance, qui fait partie du cœur de la théorie psychanalytique, est mis en doute. En particulier, la supposition de Freud selon laquelle « les expériences faites au cours des époques ultérieures sont pour une large part la répétition des expériences de l’en- fance III » fait scandale. Tandis que Freud, s’orientant d’après le I. Ibid., p. 21 [p. 18, trad. modifiée]. II. Ibid., p. 173 [p. 139 sq., trad. modifiée]. III. Ibid., p. 31 [p. 26, trad. modifiée]. 48 / Le conflit des sociologies CONFLIT_SOCIOLOGIES_CS6.indd 48 16/09/2016 11:14:18 modèle du traumatisme, cherche à ramener des traits de carac- tère, névrotiques ou autres, en remontant aussi loin qu’il est possible, à des événements singuliers de la vie de l’enfant, à des expériences, Horney suppose « que des pulsions ou réactions déterminées chez un individu doivent produire, de manière répé- titive, les mêmes expériences. Par exemple, un penchant pour le culte des héros peut être déterminé uploads/Management/ adorno-re-vison-de-la-psychanalyse.pdf

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  • Publié le Oct 07, 2021
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