Le modèle télégraphique de la communication doit être dépassé. L’anthropologie
Le modèle télégraphique de la communication doit être dépassé. L’anthropologie de la communication, développée par Yves Winkin, envisage la communication comme accomplissement de la culture telle qu’on peut la capter dans les multiples interactions de la vie quotidienne. Cette approche privilégie une démarche ethnographique renouvelée, comme l’illustre l’étude de Jean-Pierre Sélic sur le marché de Saint-Étienne (en encadré, p. 18). I LA COMMUNICATION AU SEIN DES ORGANISATIONS I I DOSSIER I 14 I ÉCONOMIE et MANAGEMENT I n° 117 I Octobre 2005 I UNE APPROCHE ALTERNATIVE Deux ans après la sortie du livre de Shannon et Weaver, un anthropologue d’origine anglaise, Gregory Bateson, et un psychiatre d’origine suisse, Jurgen Ruesch, publient un ouvrage au titre étrange: Communication: The Social Matrix of Psychiatry. Deux ans plus tard encore, un jeune sociologue de l’université de Chicago, Erving Goffman, soutient une thèse de doctorat intitulée : Communication Conduct in an Island Community. À première vue, voilà deux illustrations du fait que le mot «communication» est en voie d’adoption par les sciences humaines et sociales. Mais, dans les deux cas, il ne s’agit plus de modélisa- tions télégraphiques extrapolées. Chez Bateson et Ruesch comme chez Goffman, il est question d’analyser le fonctionnement de la com- munication en face-à-face, dans des contextes UN LIVRE ILLISIBLE Longtemps, la communication est restée loin de la communauté savante. Certes, le mot existe dans la langue française depuis plusieurs siècles, mais c’est à peine si quelques philosophes l’ont employé dans leurs œuvres entre le XVIIe siècle et la première moitié du XXe. Il faut attendre les années 1950 pour le voir soudainement appa- raître en force dans les sciences humaines et sociales américaines, à la faveur de l’extraordi- naire succès d’un livre quasiment illisible, The Mathematical Theory of Communication, publié en 1949 par deux ingénieurs, Claude Shannon et Warren Weaver. Claude Shannon travaille pendant la Seconde Guerre mondiale à l’élaboration d’une modélisa- tion mathématique de la transmission télégra- phique. En 1947, il publie sur le sujet trois courts articles pleins d’équations dans le Bell System Technical Journal. Chester Barnard, président de la Fondation Rockefeller mais ancien P-DG de la compagnie Bell, charge un de ses collaborateurs, Warren Weaver, de les expliquer au grand public. Il s’agit littéralement d’une opération de rela- tions publiques. Weaver fait donc monter la sauce. Avec les articles de Shannon, explique-t-il, on a pour la première fois dans l’histoire des sciences une théorie universelle de la communica- tion entre les hommes, entre les hommes et les machines, entre les machines. Claude Shannon aura beau rappeler à plusieurs reprises que le petit schéma qui ouvrait son premier article n’avait qu’une fonction mnémotechnique pour les équations qui suivaient, rien à faire : en psychologie comme en linguistique, en économie comme en anthropologie, le petit schéma devient le modèle de la communication et le resta tout au long du XXe siècle. G. Bateson, et J. Ruesch, publient un ouvrage au titre étrange: Communication: The Social Matrix of Psychiatry * Professeur à l’École normale supérieure lettres et sciences humaines de Lyon (69). Auteur Yves Winkin* • L’ANTHROPOLOGIE DELA COMMUNICATION Source d’information Émetteur Récepteur Destination Signal émis Signal reçu Message Message Source de bruit Source: La Nouvelle Communication, Paris, Le Seuil, 1981, coll. «Points». I LA COMMUNICATION AU SEIN DES ORGANISATIONS I • L’ANTHROPOLOGIE DE LA COMMUNICATION I I DOSSIER I 15 I Octobre 2005 I n° 117 I ÉCONOMIE et MANAGEMENT I bien précis: le cabinet du psychiatre, d’une part, une communauté villageoise, d’autre part. Quelque chose d’autre est en fait en train de se mettre en place: une approche alternative de la communication. Au même moment, des anthropologues mâti- nés de linguistes se proposent d’explorer les dimensions non verbales de la communication. Ray Birdwhistell parle de kinésique pour définir l’étude de la « communication par le corps en mouvement», tandis que Edward Hall fonde la proxémique pour analyser la signification sociale des espaces que les interlocuteurs laissent entre eux, en diverses circonstances, des plus intimes aux plus formelles. Ces différents chercheurs se connaissent; ils vont former un réseau amical et intellectuel (certains parleraient d’un «collège invisible »), qui va contester l’hégémonie du modèle «télégraphique» de la communication et proposer une conception alternative, fondée sur l’analogie de l’orchestre. Pour Birdwhistell, un des penseurs les plus articulés de ce réseau, «on ne communique pas, on participe à la communi- cation», à la façon des musiciens qui forment un orchestre. Il envisage la communication comme un processus social et culturel permanent, dans lequel nous sommes insérés dès notre naissance, en raison de notre qualité de membre d’au moins une société. Pour appréhender empiriquement la communi- cation dans une telle perspective, Birdwhistell va proposer de travailler très finement les interac- tions entre les individus, d’abord à l’œil nu, puis à l’aide de moyens audiovisuels. Pour lui, comme pour la plupart des anthropologues, l’«universel est au cœur du particulier»: plus on travaille en profondeur, plus on se donne les moyens de généraliser ses observations, car les patterns (les structures profondes de la culture) sont à l’œuvre dans la plus fugace des interactions, un peu comme une simple parole fournit une voie d’accès à toute la langue (comme une cellule contient toute l’information génétique). Mais Birdwhistell va être contesté en 1967 par Dell Hymes, un collègue anthropologue et linguiste, dans un article dont le titre est tout un program- me: «L’anthropologie de la communication». UN PROGRAMME PLUS OUVERT Hymes va reprocher à Birdwhistell de ne pas avoir pris en compte les définitions «locales» de la communication, d’être resté prisonnier d’une vision occidentale du phénomène – un comble ANTHROPOLOGIE OU ETHNOLOGIE ? En France, on parle encore presque autant d’ethnologie que d’anthropologie. Y a-t-il une différence de sens entre les deux termes ? Pas vraiment. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de la discipline des sciences humaines et sociales qui étudie les cultures en y partici- pant longuement, qu’il s’agisse de cultures «lointaines» ou « proches ». Et ce n’est pas même qu’ethnologie désignerait plutôt les cultures lointaines. On parle bien d’« ethnologie de la France » ou d’« ethnologie des banlieues». C’est plutôt une affaire de traditions univer- sitaires. Aux États-Unis, le terme ethnology a quasiment disparu, anthropology est le terme le plus usité, tant dans la langue professionnelle que dans la langue ordinaire. L’influence de la langue anglo-américaine sur les sciences humaines et sociales d’expression française entraîne peu à peu celles-ci à généraliser l’usage d’anthropologie et à restreindre celui d’ethnologie. En outre, le mot ethnographie, qui désignait avec une légère péjoration une démarche monographique très localisée (précise mais un peu plate), commence à signi- fier, de manière positive, comme en anglais, une approche méticuleuse, riche de détails précis, fondée sur de l’observation participante et des entretiens approfondis. LES MÉTHODES DE L’ANTHROPOLOGIE Les sciences sociales récoltent des données le plus souvent non provoquées, sans recours à des expériences en laboratoire. C’est la société elle- même qui est leur laboratoire grandeur nature. Mais la collecte des données diffère grandement d’une discipline à l’autre. Ce n’est pas que la sociologie soit nécessairement «quantitative» et l’anthropologie purement «qualitative». Il existe une sociologie qualitative, expérientielle, phéno- ménologique même. Mais la tendance lourde consiste plutôt en la division du travail suivante: à la sociologie, les enquêtes, collectives ou indi- viduelles, fondées sur des entretiens et/ou des questionnaires ; à l’anthropologie, la méthode dite de terrain (ou ethnographique), fondée sur l’immersion au sein d’une culture (qu’il s’agisse d’un groupe de Touaregs, d’une bande de jeunes ou d’une entreprise commerciale). L’anthropo- logue procédera sans doute à des entretiens approfondis, mais il veillera avant tout à vivre «normalement», autant que faire se peut, au sein de la culture qu’il a choisi d’étudier. «Normale- ment», c’est-à-dire de manière aussi prévisible que possible (voir la définition de la culture, en encadré, p. 16). Il notera jour après jour dans son journal tout ce qu’il aura vécu, perçu, pres- senti. C’est ce journal qui deviendra sa première source de «données»: il le relira et l’annotera souvent, autant pendant sa période d’immersion sur le terrain qu’à son retour sur la « terre ferme», lorqu’il procédera à l’analyse et à l’inter- prétation de son expérience. En d’autres termes, la méthode de l’anthropologie est toujours autobiographique, même si l’anthropologue peut choisir de ne pas s’exprimer à la première personne dans son rapport final. I LA COMMUNICATION AU SEIN DES ORGANISATIONS I • L’ANTHROPOLOGIE DE LA COMMUNICATION I I DOSSIER I 16 I ÉCONOMIE et MANAGEMENT I n° 117 I Octobre 2005 I Ce qui peut paraître bizarre, c’est que l’anthro- pologie de la communication telle que je la défi- nis ne propose pas de thème ou d’objet de recherche privilégié (comme l’anthropologie urbaine, l’anthropologie médicale ou l’anthropo- logie linguistique, par exemple). Il s’agit en fait plutôt d’une perspective (comme dans le cas de l’«anthropologie symbolique») dont se dote le chercheur pour investir son terrain. On pourrait pour un anthropologue! Ainsi, d’après Hymes, il est admis dans la culture des Indiens Ojibwa que les dieux parlent aux hommes par l’inter- médiaire des coups de tonnerre; que les pierres uploads/Management/ anthropologie-de-la-communication.pdf
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- Publié le Mai 07, 2022
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