18/04/12 La pluralité interprétative - La manipulation mentale des... - Alain B

18/04/12 La pluralité interprétative - La manipulation mentale des... - Alain Berthoz - Collège … 1/10 conferences-cdf.revues.org/228 Les conférences du Collège de France La pluralité interprétative ­ Alain Berthoz, Carlo Ossola et Brian Stock (dir.) Pluralité et tolérance : le changement de point de vue La manipulation mentale des points de vue, un des fondements de la tolérance ALAIN BERTHOZ Entrées d'index Mots clés : point de vue, empathie, stratégie cognitive Chaires : Physiologie de la perception et de l’action | Alain Berthoz, Littératures modernes de l’Europe néolatine | Carlo Ossola Texte intégral Nous sortons d’un siècle où, à mon avis, domina l’illusion que l’homme est rationnel (nous en voyons d’autres exemples aujourd’hui), alors qu’en fait les obscurantismes, la violence, mais aussi des effets divers notamment de panique sociale, n’ont fait que montrer l’importance des forces de l’irrationnel et, en particulier, de l’émotion. Je m’intéresse personnellement depuis quelques années à un problème fondamental concernant les violations des droits de l’homme. Il s’agit des enfants que l’on fanatise et qui deviennent les bras armés de la haine d’autrui. 1 En effet, malheureusement, au cours de l’histoire, les enfants ont souvent été, et sont encore, utilisés pour transmettre la haine plutôt que la tolérance. Leur cerveau a été enfermé dans des schémas mentaux rigides qui engendrent l’intolérance, le fanatisme et la barbarie, par des méthodes éducatives qui entraînent ce que j’appelle la « dépendance cognitive » : une véritable toxicomanie de la haine. La liste est longue qui illustre ce propos. On peut citer les enfants de la guerre, par exemple les tristement célèbres enfants de la Sierra Leone qui, à quinze ans, enfermés dans des idées qui les poussent au massacre, mutilent sans raison 2 18/04/12 La pluralité interprétative - La manipulation mentale des... - Alain Berthoz - Collège … 2/10 conferences-cdf.revues.org/228 Le cerveau projectif impose au monde ses interprétations leurs compatriotes. On peut aussi citer les enfants endoctrinés par un fanatisme religieux et politique – jeunesses hitlériennes, enfants khmers fanatisés par Pol Pot –, mais aussi, plus proches de nous, les enfants qui, prenant pour réalité des « jeux de rôles » virtuels, finissent par exercer la violence sur leurs camarades, etc. Il s’agit d’un problème non seulement universel mais qui traverse toute l’histoire. René Cassin, prix Nobel de la paix, rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, parle de l’importance de l’éducation qui « ne doit pas être laissée à ceux qui l’utilisent pour la haine et la destruction ». 3 Notre siècle s’ouvre, dans ce domaine, sur des paradoxes concernant les progrès de certains aspects des relations sociales et de la tolérance. D’un côté, la « pensée libre », selon la fameuse citation de Merleau-Ponty inscrite dans le foyer du Collège de France1, connaît des moyens sans précédents pour s’exprimer : livres, radio, télévision, Internet, élections, etc. L’idée de démocratie, qui inclut l’acceptation fondamentale de points de vue opposés et de la « pluralité interprétative », progresse bon an mal an. D’un autre côté, elle recule dans des sociétés où, au contraire, on tente de revenir à l’obscurantisme et aux fanatismes en utilisant, entre autres, des texte sacrés ou des mots d’ordres politiques pris à la lettre et restreints dans leur acception. Ces limites sectaires de la pensée libre sont dissimulées derrière des idéologies ou des prétextes religieux. Elles sont au service de la dictature, du pouvoir d’une oligarchie, ou d’un seul homme. Les généreuses idées du siècle des Lumières sont menacées par une tenace résurgence de la haine d’autrui, manipulée par des pensées dogmatiques. 4 Dans cette perspective, comment la pluralité interprétative, comment la flexibilité, la tolérance – qui est à la base de la capacité de prendre, par exemple, une décision « contrefactuelle », c’est-à-dire de changer d’opinion – peut elle être protégée ? Je voudrais soutenir ici qu’un aspect crucial de cette question tient dans l’éducation des enfants et, en particulier, dans certaines périodes de l’enfance. Le sujet que je traiterai brièvement est celui-ci : dans quelle mesure la capacité d’avoir plusieurs points de vue peut-elle être promue au cours de l’éducation d’un enfant et d’un jeune adulte pour donner un fondement solide à la tolérance ? Un des défis pour la physiologie, la psychologie, la psychiatrie et les sciences cognitives contemporaines, est bien d’analyser quels sont ces mécanismes qui permettent l’enfermement psychologique de l’enfant dans des schémas mentaux rigides. 5 Une première idée s’impose comme une évidence, sans être une réponse : pour lutter contre cet enfermement dans un schéma mental, il faut pouvoir changer de point de vue sur le monde, il faut être en mesure de « manipuler » les représentations et les idées. Les neurosciences cognitives peuvent-elles être utiles pour la compréhension de ce phénomène, sans toutefois permettre de donner de solutions définitives ? Nous allons ici esquisser une réponse à cette question dans l’espoir de susciter un travail de fond interdisciplinaire. 6 Un des éléments essentiels de notre analyse est le caractère fondamentalement projectif de la perception : c’est là une propriété remarquable et redoutable. Comme je l’ai décrit dans mon livre Le Sens du mouvement, le cerveau fait des hypothèses sur le monde ; il projette sur lui ses préperceptions. Il n’attend pas d’interpréter les données du monde, mais impose des règles d’interprétation2. Le monde perçu n’est pas conforme au monde vécu ; nous aussi, nous avons un 7 18/04/12 La pluralité interprétative - La manipulation mentale des... - Alain Berthoz - Collège … 3/10 conferences-cdf.revues.org/228 La période critique cognitive de la tolérance Umwelt3. On peut citer l’expérience faite par les psychologues de Ames aux États-Unis4, qui montre deux petites filles de la même taille exactement placées dans une chambre au toit trapézoïdal. Si on regarde l’intérieur, à partir un trou percé dans la paroi, elles seront perçues (percevoir c’est interpréter ce que l’on voit) comme étant de tailles différentes et la chambre comme cubique et absolument symétrique. Le cerveau va déformer sa perception et imposer la symétrie au monde. Cet exemple, emprunté au registre de la perception de l’espace permet de faire une analogie avec les autres mécanismes qui nous obligent à imposer au monde des interprétations – on peut parler ici de la « tyrannie de la perception ». 8 Notre hypothèse sera que, si, à un moment donné du développement, on impose au cerveau des schémas d’interprétation du monde ou d’autrui, et qu’on l’empêche d’avoir cette pluralité de points de vue, le cerveau aura tendance à préférer ces interprétations a priori. La propriété fondamentale de projection d’hypothèses sur le monde, que j’ai évoquée ci-dessus, est alors utilisée pour figer la perception d’autrui chez l’enfant dans un cadre interprétatif rigide qui peut engendrer de façon durable le sectarisme et la haine. Ainsi, la question préliminaire pourrait être reformulée de la façon suivante : y a-t-il un âge crucial pour cette charnière d’acquisition du changement de point de vue ? 9 La réponse est à chercher dans les étapes du développement des capacités de l’enfant à interagir avec autrui et à changer de point de vue. Grâce aux données de la psychologie expérimentale et cognitives, on sait que très tôt, dès sa naissance, un nourrisson est capable d’interagir avec autrui par un mécanisme de contagion motrice. Un bébé reproduira les mimiques faciales réalisées par son père par une imitation, qui est une contagion immédiate. Cette contagion motrice persiste d’ailleurs chez l’enfant devenu adulte : très élémentaires, les mécanismes d’imitation restent cependant effectifs tout au long de la vie. 10 Ce n’est que vers douze mois environ qu’apparaît une certaine capacité chez l’enfant à établir des relations interpersonnelles qui exigent une manipulation spatiale des points de vue. Avant cet âge, l’enfant pointe du doigt vers un objet ou une personne, mais sans impliquer autrui. Vers un an, un enfant peut désigner un objet, une poupée par exemple, à ses parents, ou à un tiers ; il n’est plus seulement un « sujet solipsiste », il désigne réellement à autrui : il établit un triangle entre lui, l’objet et autrui, mécanisme de base de la capacité sociale5. C’est ce que Degos et Bachoud-Levi ont appellé « hétéro-topo- agnosie ». 11 Un autre mécanisme particulièrement important – il existe d’ailleurs à un moindre degré chez les primates – se développe chez l’enfant vers l’âge de un an, au moment de l’apparition de la relation sociale : l’attention conjointe. C’est un des mécanismes fondamentaux pour comprendre et partager les intentions d’autrui. Il existe une abondante littérature sur le sujet, où se distinguent deux tendances. Selon certains courants, l’attention conjointe est purement cognitive : l’émotion, l’affect, la valeur n’apparaissent que tardivement ; à l’inverse, d’autres courants affirment que l’attention conjointe intègre les aspects affectifs et l’attention à autrui, très tôt dans le développement de l’enfant. Michael Tomasello a ainsi pu montrer la progression chez l’enfant de l’engagement réciproque au cours de l’ontogenèse, de trois à quatorze mois, avec le passage progressif de 12 18/04/12 La pluralité interprétative - La manipulation mentale des... - Alain Berthoz - Collège … 4/10 conferences-cdf.revues.org/228 Les uploads/Management/ berthoz-alain-la-pluralite-interpretative-la-manipulation-mentale-des-pdf.pdf

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  • Publié le Oct 30, 2022
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