In Résonances. Mensuel de l’école valaisanne, n° 3, Dossier “ Savoirs et compét
In Résonances. Mensuel de l’école valaisanne, n° 3, Dossier “ Savoirs et compétences ”, novembre 1998, pp. 3-7. Construire des compétences, est-ce tourner le dos aux savoirs ? Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1998 De nombreux pays s’orientent vers la rédaction de “ socles de compétences ” associés aux principales étapes de la scolarité. Au cours des années ‘90, la notion de compétence a inspiré une réécriture des programmes, plus ou moins radicale, au Québec, en France et en Belgique. En Suisse romande, la question commence à être débattue, à la fois parce que la révision des plans d’études coordonnés est à l’ordre du jour et parce que l’évolution vers des cycles d’apprentissage exige la définition d’objectifs-noyaux ou d’objectifs de fin de cycle, souvent conçus en termes de compétences. À ceux qui prétendent que l’école doit développer des compétences, les sceptiques opposent une objection classique : n’est-ce pas au détriment des savoirs ? Ne risque-t-on pas de les réduire à la portion congrue, alors que la mission de l’école est d’abord d’instruire, de transmettre des connaissances ? Cette opposition entre savoirs et compétences est à la fois fondée et injustifiée : - elle est injustifiée, parce que la plupart des compétences mobilisent certains savoirs ; développer des compétences n’amène pas à tourner le dos aux savoirs, au contraire - elle est fondée, parce que l’on ne peut développer des 1 compétences à l’école sans limiter le temps dévolu à la pure assimilation de savoirs, ni sans mettre en question leur organisation en disciplines cloisonnées. Le véritable débat devrait porter sur les finalités prioritaires de l’école et sur les équilibres à respecter dans la rédaction et la mise en œuvre des programmes. 2 Pas de compétences sans savoirs Pour certains, la notion de compétence renvoie à des pratiques du quotidien, qui ne mobilisent que des savoirs de sens commun, des savoirs d’expérience. Ils en concluent que développer des compétences dès l’école nuirait à l’acquisition des savoirs disciplinaires qu’elle a vocation de transmettre. Une telle caricature de la notion de compétence permet d’ironiser à bon compte, en disant qu’on ne va pas à l’école pour apprendre à passer une petite annonce, choisir un itinéraire de vacances, diagnostiquer une rougeole, remplir sa déclaration d’impôts, comprendre un contrat, rédiger une lettre, faire des mots croisés ou calculer un budget familial. Ou encore à obtenir des informations par téléphone, trouver son chemin dans une ville, repeindre sa cuisine, réparer une bicyclette ou se débrouiller pour utiliser une monnaie étrangère. On pourrait répondre qu’il s’agit ici de vulgaires “ savoir-faire ”, à distinguer de véritables compétences. Cette argumentation ne serait pas très solide : on ne peut pas réserver les savoir-faire au quotidien et les compétences aux tâches nobles. L’usage nous habitue certes à parler de savoir-faire pour désigner des habiletés concrètes, alors que la notion de compétence paraît plus large et plus “ intellectuelle ”. En réalité, on se réfère dans les deux cas à la maîtrise pratique d’un type de tâches et de situations. Ne tentons pas de dédouaner la notion de compétence en la réservant aux tâches les plus nobles. Refusons en même temps l’amalgame entre compétences et tâches pratiques : • Disons d’abord que les compétences requises pour se débrouiller dans la vie quotidienne ne sont pas méprisables. Une partie des adultes, même parmi ceux qui ont suivi une scolarité de base complète, restent bien démunis devant les technologies et les règles dont dépend leur vie quotidienne. Sans limiter le rôle de l’école à des apprentissages aussi terre à terre, on peut se demander : à quoi bon scolariser chacun durant dix à quinze ans de sa vie s’il reste démuni devant un contrat d’assurance ou une notice pharmaceutique ? • Les compétences élémentaires évoquées ne sont pas sans rapport avec les programmes scolaires et les savoirs disciplinaires ; elles exigent des notions et des connaissances de mathématique, de géographie, de biologie, de physique, d’économie, de 3 psychologie ; elles supposent une maîtrise de la langue et des opérations mathématiques de base ; elle font appel à une forme de culture générale qui s’acquiert aussi à l’école. Même lorsque la scolarité n’est pas organisée pour exercer de telles compétences en tant que telles, elle permet de s’approprier certaines des connaissances nécessaires. Une part des compétences qui se développent hors de l’école font appel à des savoirs scolaires de base (la notion de carte, de monnaie, d’angle droit, d’intérêt, de journal, d’itinéraire, etc.) et aux savoir-faire fondamentaux (lire, écrire, compter). Il n’y a donc pas de contradiction fatale entre les programmes scolaires et les compétences les plus simples. • Enfin, ces dernières n’épuisent pas la gamme des compétences humaines ; la notion de compétence renvoie à des situations dans lesquelles il faut prendre des décisions et résoudre des problèmes. Pourquoi limiterait-on les décisions et les problèmes, soit à la sphère professionnelle, soit à la vie quotidienne ? Il faut des compétences pour choisir la meilleure traduction d’un texte latin, poser et résoudre un problème à l’aide d’un système d’équations à plusieurs inconnues, vérifier le principe d’Archimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses d’une révolution ou calculer la date de la prochaine éclipse de Soleil. Une compétence mobilise des savoirs Bref, il est plus fécond de décrire et d’organiser la diversité des compétences plutôt que de se battre pour établir une distinction entre savoir-faire et compétences. Décider si assaisonner un plat, présenter des condoléances, relire un texte ou organiser une fête sont des savoir-faire ou des compétences aurait du sens si cela renvoyait à des fonctionnements mentaux très différents. Il n’en est rien. Concrète ou abstraite, commune ou spécialisée, d’accès facile ou difficile, une compétence permet de faire face régulièrement et adéquatement à une famille de tâches et de situations, en faisant appel à des notions, des connaissances, des informations, des procédures, des méthodes, des techniques ou encore à d’autres compétences, plus spécifiques. Le Boterf assimile la compétence à un “ savoir-mobiliser ” : Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats. Chaque jour, l’expérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les 4 mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. L’actualisation de ce que l’on sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources…) est révélatrice du “ passage ” à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action (Le Boterf, 1994, p. 16). Si la compétence se manifeste dans l’action, elle n’est pas inventée sur le champ : - si les ressources à mobiliser font défaut, il n’y a pas de compétence ; - si les ressources sont présentes, mais ne sont pas mobilisées en temps utile et à bon escient, tout se passe comme si elles n’existaient pas. On évoque souvent le transfert de connaissances, pour souligner qu’il ne s’opère pas très bien : tel étudiant, qui maîtrisait une théorie à l’examen, se révèle incapable de s’en servir en pratique, parce qu’il n’a jamais été entraîné à le faire. On le sait aujourd’hui : le transfert de connaissances n’est pas automatique, il s’acquiert par l’exercice et une pratique réflexive, dans des situations qui donnent l’occasion de mobiliser des savoirs, de les transposer, de les combiner, d’inventer une stratégie originale à partir de ressources qui ne la contiennent et ne la dictent pas. La mobilisation s’entraîne dans des situations complexes, qui obligent à poser le problème avant de le résoudre, à repérer les connaissances pertinentes, à les réorganiser en fonction de la situation, à extrapoler ou combler les vides. Entre connaître la notion d’intérêt et comprendre l’évolution du taux hypothécaire, il y en un grand pas. Les exercices scolaires classiques permettent la consolidation de la notion et des algorithmes de calcul. Ils ne travaillent pas le transfert. Pour aller dans ce sens, il faudrait se placer dans des situations complexes : obligations, hypothèques, petit crédit, leasing. Il ne suffit pas de mettre ces mots dans les données d’un problème de mathématique pour que ces notions soient comprises, encore moins pour que la mobilisation des connaissances soit exercée. Entre savoir ce qu’est un virus et se protéger raisonnablement des maladies virales, le pas n’est pas moins grand. De même qu’entre connaître les lois de la physique et construire un radeau, faire voler un modèle réduit, isoler une maison ou poser correctement un interrupteur. Le transfert est tout aussi défaillant lorsqu’il s’agit de faire face à des situations où il importe de comprendre l’enjeu d’un vote (par exemple sur le génie génétique, le nucléaire, le déficit budgétaire ou les normes de pollution) ou d’une décision financière ou 5 juridique (par exemple en matière de naturalisation, régime matrimonial, fiscalité, épargne, héritage, augmentation de loyer, accès à la uploads/Management/ construire-des-connaissances-est-ce-tourner-le-dos-au-savoir.pdf
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- Publié le Mar 12, 2022
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