Les récits sont présents dans la gestion de l’entreprise sous des formes multip

Les récits sont présents dans la gestion de l’entreprise sous des formes multiples et ils remplissent des fonctions variées. Les théories pour en rendre compte apportent des éclairages parfois contradictoires, souvent complémentaires, à la compréhension de la nature et de la fonction des récits dans l’entreprise. Mais elles sous-estiment souvent l’autonomie d’interprétation des acteurs, l’importance du contexte d’action précis dans lequel a lieu la narration et le double recours simultané à la raison et à l’émotion qu’elle implique. Les auteurs s’attachent ici à analyser la pratique narrative comme forme d’action située plutôt que l’objet récit abstrait et statique. Ils lui appliquent la théorie de la mise en intrigue de Paul Ricœur et tentent d’en déduire la place spécifique dévolue aux pratiques narratives en contrôle de gestion. E n 1988, le géant de l’automobile américain General Motors prend le contrôle du numéro un mondial des services informatiques, EDS, avec l’accord du président-fondateur d’EDS, Ross Perrot, qui devient à cette occasion vice-président exécutif de General Motors. Quelques mois plus tard, Ross Perrot fait rire la presse et sourire jaune ses nouveaux collègues de GM en racontant l’apologue suivant: « Chez General Motors, si quelqu’un rencontre un serpent dans un cou- loir, il alerte les différents services concernés, qui se concertent et décident de créer un groupe de travail ad- hoc pour examiner le problème. Chez EDS, lorsqu’on rencontre un serpent dans un couloir, on prend un bâton et on le tue ». Une interprétation de ce récit était évidente: le vieux géant GM était décrit comme un mastodonte perclus de culture bureaucratique, alors que la jeune et dynamique EDS avait une culture entièrement orientée vers l’action et l’initiative individuelle. Ce message avait sans doute de multiples fonctions: conforter la position des anciens d’EDS au sein du nouvel ensemble; secouer les respon- sables de GM pour les obliger à engager ou intensifier les actions de changement engagées; mettre l’accent sur les différences de culture, peut-être pour défendre des choix organisationnels qui préserveraient l’autonomie R É C I T S E T M A N A G E M E N T D E L’ E N T R E P R I S E PAR PHILIPPE LORINO Contrôle de gestion et mise en intrigue de l’action collective d’EDS au sein du nouveau groupe; se posi- tionner dans la lutte pour le pouvoir au sein de GM… Les intentions de Ross Perrot pouvaient être multiples, l’interprétation de cette his- toire par ses pairs de GM n’en restait pas moins pour partie imprévisible par lui. Certes, notamment pour ceux qui avaient pris l’initiative de ce rapprochement et l’avaient négocié avec Ross Perrot, le récit pouvait être accueilli par un sourire com- plice – après tout, ils connaissaient leur Ross Perrot et ses sorties brutales, ils connaissaient aussi GM et ses lourdeurs, et ils ne pouvaient que donner raison sur le fond au milliardaire trublion. Mais combien parmi les managers de GM trouvèrent sur- tout dans cette fable, plus qu’une caractéri- sation imagée de leurs deux entreprises, un symptôme de la psychologie du conteur, en l’occurrence une illustration de son arro- gance voire de son mépris, ou de son igno- rance profonde des contraintes d’une indus- trie manufacturière complexe et lourde comme l’automobile? Enfin, l’observateur avisé aurait peut-être pu avoir un troisième niveau de lecture de cet épisode: ne trahissait-il pas un niveau d’exaspération de la part de Ross Perrot, et de tension avec ses collègues issus de l’en- treprise automobile, qui conduisaient à pré- voir, sans grand risque de se tromper, une rupture proche ? De fait, le fondateur d’EDS n’allait pas tarder à se retirer de GM sur un « golden shake hands », un compro- mis confortablement indemnisé, qui lui per- mettait d’envisager d’autres glorieuses des- tinées, comme par exemple une candidature à la présidence des États-Unis, aventure qu’il allait bientôt tenter. Toutes sortes de récits parcourent l’entre- prise, avec des statuts et des enjeux mul- tiples. Souvent, ces récits interfèrent avec le pilotage de la performance, le style de management et les pratiques du contrôle de gestion. Beaucoup de théories ont été construites à leur sujet, parfois contradic- toires. C’est ainsi, par exemple, que pour les uns, le récit peut être un vecteur de contrainte ou de conformisme (Weick, 2001, p. 20), alors que pour les autres il est au contraire un support privilégié de l’in- novation (Nonaka et Takeuchi, 1995, p. 69). Nous évoquerons d’abord quelques exemples de récits traversant l’univers du contrôle de gestion, propres à démontrer l’extrême diversité des situations et des pratiques. Puis nous examinerons les apports et les limites des théories qui s’in- téressent aux récits dans les organisations. Nous nous appuierons ensuite sur l’hermé- neutique du récit développée par Ricœur (1984) et sur la théorie de l’activité pour nous intéresser à l’activité narrative plutôt qu’au seul récit, en caractérisant le récit comme une forme spécifique d’instrument organisationnel, particulièrement orientée vers la construction du temps organisation- nel et la création abductive de sens. Enfin, nous conclurons sur quelques-uns des enjeux qui en résultent plus particulière- ment pour le contrôle de gestion, situé à une croisée des chemins: doit-il suivre la voie qui lui est traditionnellement impartie, celle de « compter sans faire d’histoires », c’est-à-dire de se cantonner à des discours à vocation purement descriptive, ou celle qui réserverait une place importante, bien qu’évidemment non exclusive, à une pra- tique narrative du pilotage? 190 Revue française de gestion I. – DES RÉCITS SUSCEPTIBLES D’INTÉRESSER LE CONTRÔLEUR DE GESTION… 1. Des “success stories”… J’étais en 1989 (peu après la chasse au ser- pent de Ross Perrot…) chargé de faire évo- luer la comptabilité de gestion d’un grand groupe informatique, dans le sens d’une meilleure intégration et d’une pertinence accrue. Le groupe était parcouru d’histoires diverses. Certaines constituaient de véri- tables petites « success stories » internes. Du fait de taux d’intérêt élevés et d’impor- tants problèmes d’obsolescence liés à l’évo- lution rapide de la technologie, il y avait une préoccupation constante pour la réduction des stocks et des en-cours: tous ne parlaient que de « juste à temps », d’autant qu’en la matière les performances de l’entreprise étaient médiocres en comparaison de ses principaux concurrents. Les industriels, las d’être en permanence sous les feux de la rampe, faisaient remarquer, non sans raison, que la performance du groupe en matière de BFR1 dépendait autant de la capacité des services commerciaux et administratifs à gérer de manière performante les cycles de traitement des commandes et des factures, notoirement lents et lourds, que de leur propre capacité à réduire les stocks et les en- cours de matériels. Toute la fonction contrôle de gestion de l’entreprise racontait alors l’histoire d’un jeune contrôleur de gestion qui avait fait ses armes en usine et avait ensuite été nommé au service commercial du réseau France. Il avait constaté les retards et les files d’attente importants dans la gestion des fac- tures. L’idée lui était alors venue de mettre en œuvre une technique typique du « juste à temps » industriel, la régulation du flux par la circulation d’étiquettes dites « kanban », un lot de produits trouvant son image sym- bolique dans une étiquette. La technique « kanban », inventée chez Toyota, permet de gérer le flux entre les postes de travail d’une usine par simple ajustement local, de manière simple et rapide, sans avoir recours à un système de planification centralisé, souvent générateur de stocks importants. Ce jeune contrôleur de gestion avait donc adapté le système au flux des factures: un paquet de factures était associé à une éti- quette, et tirait sur l’ensemble de la chaîne de traitement. La « vox populi » affirmait qu’ainsi le temps de traitement moyen d’une facture avait été réduit de 8 jours à deux jours. Comme toute bonne histoire, celle-ci pou- vait donner lieu à de multiples interpréta- tions. Une interprétation évidente portait sur les gisements de gains considérables qu’on pouvait mettre au jour dans les ser- vices administratifs de l’entreprise, alors qu’en général la culture du groupe ne por- tait à considérer que la performance indus- trielle. Une autre interprétation, plus insi- dieuse, portait sur la fonction contrôle de gestion: il avait fallu qu’arrive un jeune contrôleur un peu imaginatif pour secouer cette fonction quelque peu engourdie dans ses routines et ses préjugés bloquants sur les facteurs de performance. Enfin, une Contrôle de gestion et action collective 191 1. BFR = Besoin en fonds de roulement; il mesure les fonds dont l’entreprise doit disposer pour assurer son exploi- tation au quotidien, notamment pour financer ses stocks et ses en-cours, les créances des clients et les acomptes sur commandes aux fournisseurs, déduction faite des acomptes versés par les clients et des dettes envers les fournis- seurs. interprétation plus technique portait sur les merveilleuses potentialités que recélaient les techniques « kanban » et, de manière plus générale, les méthodes « juste à temps » pour faire progresser les perfor- mances de l’entreprise, notamment dans le domaine administratif. 2. L’Espace Autre « success story », cette fois dans l’in- uploads/Management/ controle-de-gestion-et-mise-en-intrigue-de-l-x27-action-collective.pdf

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  • Publié le Aoû 16, 2021
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