1 Heidegger, la cybernétique et la question du Management, par Baptiste Rappin
1 Heidegger, la cybernétique et la question du Management, par Baptiste Rappin «[…] et il m’est apparu clairement que l’«organisation» relève du cœur inapparent, non pas certes de la technique, mais bien de ce à partir de quoi elle se déploie à l’aune de l’histoire de l’être.»1 «<em>Organisation</em> μ ce mot menaçant que nous trouvons partout, du bas de l’échelle à son sommet, est désormais le mot métaphysique, et même μ c’est le mot où toute métaphysique semble avoir émigré comme une famille de nobles déchus dans un trois-pièces de banlieue. Et pourtant, de leur misérable observatoire, ils semblent exercer un pouvoir qui ne s’est jamais étendu si loin».2 Quelle drôle d’idée que d’associer dans un titre Heidegger, l’un des penseurs les plus profonds du XXe siècle, et le Management, que l’on serait assez vite tenté de résumer à un ensemble médiocre voire abrutissant de recettes et de techniques ς S’agit-il, ainsi que le suggère encore le titre, de parodier La question de la technique, célèbre conférence que Heidegger prononça en 1ληγ dans l’Auditorium Maximum de l’École Technique Supérieure de Munich, et de plaquer les analyses du philosophe sur le management de façon telle que l’on y décèlerait l’emprise et l’empire du Gestell, de l’Arraisonnement, du Dispositif, du Système ? Loin qu’une telle perspective soit fausse – chacun d’entre nous sent bien à quel point le management exerce un contrôle puissant, peut-être même total, sur nos vies –, elle ne révèle pourtant pas la démarche qui présida à l’écriture de cet article μ à savoir la détection et l’analyse de la question managériale dans l’œuvre même de Heideggerέ Il s’agit donc de mettre en lumière un aspect du moins délaissé sinon ignoré de sa pensée (car quand l’on dit «Technique», l’on pense «atome», «manipulation génétique», ou encore «smartphone» ; et beaucoup moins à cette technique d’organisation qu’est le management), d’en cerner le rôle dans l’économie générale de son œuvre, et, en retour, d’intégrer le management à l’histoire de la métaphysique en quittant le sol, déjà foulé et refoulé, de la rationalité instrumentale et de la sociologie. À propos du Management Une telle ambition nécessite toutefois un détour et une préparation. Car le terme de «management» souffre d’une incompréhension radicale tant il est utilisé à tout va, tant il colporte avec lui un imaginaire chargé, tant chacun croit saisir ce dont il est question et peut se targuer de sa propre expérience de manager ou de managéέ L’évidence du management ne doit cependant pas nous cacher qu’elle est comparable à celle des ombres sur la paroi de la caverne que les prisonniers tiennent pour vraies, de même que les discours des consultants et des dirigeants jouent le rôle des échos dans la même scène : il convient de s’en détacher, de s’en arracher, de s’en extraire afin de prendre en vue ce qu’est le management, de lui assigner un contour et une forme, bref, de le définir. Le management est un corpus scientifique constitué par un ensemble de connaissances accumulées depuis la Révolution industrielle, qui connurent une première systématisation théorique significative avec Taylor, et un fantastique essor depuis la fin de la Seconde ύuerre Mondialeέ L’histoire du management est tissée d’expérimentations, de protocoles, d’observations, d’études menées avec les règles de la méthode scientifique dont les résultats viennent peupler les pages des manuels de «Théorie des organisations», de «Comportement organisationnel», de «Management Stratégique», de «Contrôle de gestion», de «Système d’information», de «Gestion des Ressources Humaines», de «Marketing», etc. En d’autres termes, une philosophie du management exige un effort similaire à celui que peuvent entreprendre les philosophes des sciences, qu’il s’agisse de la mécanique quantique, de la biologie, de la sociologie ou encore de l’anthropologieέ Contrairement aux apparences, on ne s’improvise guère philosophe du management. 1 Lettre adressée par Martin Heidegger à Hannah Arendt le 15 février 1950, in Arendt H. et Heidegger M., Lettres et autres documents, 1925-1975, traduit de l’allemand par Pascal David (Éditions ύallimardήnrf, coll. Bibliothèque de Philosophie, βίί1), pέ κγέ Sans autre précision, la ville d’édition est toujours Parisέ 2 Roberto Calasso, La ruine de Kasch (traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro avec la collaboration de Jean-Baptiste Michel, Éditions Gallimard, coll. Folio, 1987), p. 450. 2 Ainsi donc, le management appartient à une période historique définie, celle de l’époque industrielle et postindustrielle, et nous pouvons le définir provisoirement comme le gouvernement scientifique des hommes dans les organisationsέ Il s’agit, en utilisant des techniques, des méthodes et des outils rationnellement et empiriquement éprouvés, d’orienter leur comportement vers une fin productive appelée performance. Partant de ces éléments liminaires, je voudrais reprendre brièvement, en trois points, quelques-uns parmi les acquis de Au fondement du Management3 : 1) La généalogie des pratiques du management contemporain mène à la cybernétique, méta-science du mitan du XXe siècle qui innerva l’ensemble des champs scientifiques, ainsi que les ouvrages de Jean- Pierre Dupuy et de Céline Lafontaine4 le mettent en exergue. Citons par exemple le premier pour qui la cybernétique «aura, en vrac et sans souci d’exhaustivité : introduit la conceptualisation et le formalisme logico- mathématique dans les sciences du cerveau et du système nerveux ν conçu l’organisation des machines à traiter l’information et jeté les fondements de l’intelligence artificielle ; produit la «métascience» des systèmes, laquelle a laissé son empreinte sur l’ensemble des sciences humaines et sociales, de la thérapie familiale à l’anthropologie culturelle ; fortement inspiré des innovations conceptuelles en économie, recherche opérationnelle, théorie de la décision et du choix rationnel, théorie des jeux, sociologie, sciences du politique et bien d’autres disciplines ; fourni à point nommé à plusieurs «révolutions scientifiques» du XXe siècle, très diverses puisqu’elles vont de la biologie moléculaire à la relecture de Freud par Lacan, les métaphores dont elles avaient besoin pour marquer leur rupture par rapport à des paradigmes établis»5. 2) Un approfondissement des catégories directrices de la cybernétique : il s’agit du couple information-organisation qui prend la forme d’une boucle de rétroaction définie par la séquence finalité-action-évaluation-correctionέ Les théories du management ne sont qu’autant de notes de bas de page de ce modèle initial, de cet archi-modèle qui provient de la conceptualisation wienerienne de l’entropie : «La notion de quantité d’information se rattache très naturellement à une notion classique en mécanique statistique μ celle d’entropieέ Tout comme la quantité d’information dans un système est la mesure de son degré d’organisation, l’entropie d’un système est la mesure de son degré de désorganisation ν l’un est simplement le négatif de l’autre»6. 3) La managérialisation du monde, que j’ai nommé «mouvement panorganisationnel»7, porte le désir de présence propre à la métaphysique à son accomplissement. Ce n’est pas une surprise puisque l’horizon de la boucle de rétroaction est celui de la synchronisation, c’est-à-dire du temps réel, ou encore d’un monde perpétuellement en acteέ Il s’agit là d’une thèse relative à l’histoire de l’être et de son oubli, dont le dénouement, contre toute attente, pourrait bien avoir affaire avec le management. Heidegger, l’organisation et la cybernétique C’est pourquoi une phrase de Heidegger, appartenant à une lettre adressée à Hannah Arendt et datée du 15 février 1950, retint toute mon attention, à tel point qu’elle figure aujourd’hui comme citation 3 Baptiste Rappin, Au fondement du Management. Théologie de l’Organisation, Volume 1 (Nice, Éditions Ovadia, coll. Chemins de pensée, 2014). 4 Céline Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée de la machine (Éditions du Seuil, 2004). 5 Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives (Éditions La découverte & Syros, coll. Sciences Humaines et Sociales, 1999), pp. 34-5. 6 Norbert Wiener, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine (traduit de l’anglais par Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Levi, Éditions du Seuil, coll. Sources du savoir, 2014), p. 69. 7 Baptiste Rappin, Le mouvement panorganisationnel : une métaphysique du Management, in Le Portique. Revue de Philosophie et de Sciences Humaines, 2015, n°35, pp. 13-24. 3 d’ouverture de cet article ; cette phrase, la voici : «[…], et il m’est apparu clairement que l’»organisation» relève du cœur inapparent, non pas certes de la technique, mais bien de ce à partir de quoi elle se déploie à l’aune de l’histoire de l’être». Cette citation appelle d’ores et déjà plusieurs commentaires : 1) Notons en premier lei que le mot «organisation» est placé entre guillemets par Heidegger, comme s’il voulait par là l’accentuer, et le différencier de son sens commun. On peut raisonnablement supposer qu’il fait de la sorte référence à son sens scientifique, notamment issu de la biologie dont il suivait de près les avancéesέ Et effectivement, il suffit d’ouvrir la Philosophie zoologique de Lamarck (1κίλ) pour observer l’omniprésence du terme ; François Jacob, dans La Logique du vivant, le confirme en mettant en exergue l’émergence d’une épistémè de l’organisation au tournant des XVIIIe et XIXe siècles8. On observera chez Heidegger une utilisation abondante du terme, principalement dans les années 1930 et les Apports à la philosophie, dans lesquels l’organisation réunit les deux sens de l’organisme et de la bureaucratie. Comment Heidegger put-il rester étranger à la reformulation informationnelle de l’organisation uploads/Management/heidegger-la-cybernetique-et-la-question-du-management-par-baptiste-rappin.pdf
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- Publié le Dec 26, 2022
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