SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1993 N° 10 (7-26) Joëlle DELATTRE
SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1993 N° 10 (7-26) Joëlle DELATTRE SITUATION-PROBLÈME, FAISONS LE POINT ! Le champ didactico-scientifico-pédagogique est devenu tellement conflictuel que tout concept, proposé dans l’arène avec les intentions les plus apaisantes, est aussitôt l’objet d’une cristallisation de fantasmes et de déchaînements discursifs tellement contradictoires et violents qu’il en devient très vite monstrueux et redouté. La situation-problème en est assurément un cruel exemple. Chacun s’en est emparé comme d’un nouveau bouclier susceptible de garantir ou protéger la conformité de pratiques routinières tout aussi bien que l’inconfort des démarches les plus innovan- tes. Mieux vaudrait pourtant prendre le temps d’en percer les mystères théoriques et opératoires, afin d’être à même d’en user plus librement et de manière détachée et créative ! Tel sera ici notre propos : à partir d’une lecture minutieuse de quelques pages de P. Meirieu, de M. Develay, de M. Legrand et J.-P. Astolfi, nous allons tenter de dépasser une appréhension fantasmée ou purement verbale de la situation-problème. I. CONTRAINDRE UN ÉLÈVE À UTILISER SA PROPRE INTELLIGENCE L’intention d’aider les élèves à mieux apprendre est sans aucun doute ce qui d’abord a poussé certains épistémologues et pédagogues contemporains à concep- tualiser un de leurs principaux outils : la situation-problème. P. Meirieu a, il y a quelques années déjà, proposé un très précieux Guide méthodologique pour l’élaboration d’une situation-problème 1 qu’il convient de relire sérieusement. a) Entre pédagogie de la réponse et pédagogie du problème Se garder prudemment du dogmatisme, « forme larvée du totalitarisme en pédagogie » ne dispense pas, nous dit P. Meirieu, de bâtir des modèles pour guider l’action d’enseigner ; sinon, le risque de l’empirisme radical sera de réduire l’intervention de l’enseignant à un tâtonnement plus ou moins aveugle et incontrôlé. C’est la raison pour laquelle il serait utile d’adopter « un modèle d’organisation de l’enseignement à partir de la notion de situation-problème ». 1 Cf. P. Meirieu, Apprendre... Oui, mais comment ?, 2e éd. ESF Paris 1988 J. DELATTRE 8 Il est bien évident qu’il existe d’autres manières d’apprendre, et il n’est pas question ni d’en nier l’existence ou l’efficacité, ni de vouloir n’« enseigner que par situations-problèmes » ! Néanmoins, pas plus le strict exposé magistral que la tâche mobilisatrice, du type projet finalisé par une réalisation socialement reconnue, ne permettent de garantir à la fois l’individualisation et la progression ordonnée des apprentissages. Quand le maître « fait la leçon », très peu d’élèves ont déjà ren- contré ou réussissent à « anticiper » le problème auquel elle répond, si celui-ci n’est pas clairement explicité en début de séquence, ou fermement évoqué en cours d’exposé comme raison d’être des explications proposées. Quand le maître se lance dans ce qu’on appelle « les méthodes actives », ou « les activités concrètes », nom- breux sont les élèves qui « tentent toujours de mener à bien le projet sans appren- dre », pour des raisons d’économie et d’efficacité. Il s’agit donc d’« organiser méthodiquement » l’enseignement pour que « dans la résolution du problème, l’apprentissage s’effectue », c’est-à-dire, en s’assurant à la fois qu’il existe bien un problème à résoudre pour tous les élèves (condition pour que chacun s’approprie les explications et les procédures ensei- gnées), et qu’on ne puisse résoudre ce problème sans apprendre (condition pour que le dispositif pédagogique proposé n’ait pas un « caractère aléatoire »). b) « Une tâche, un sujet, un obstacle » Il se trouve que, par ce modèle, on apprendrait mieux, parce que, selon P. Meirieu, « on s’y construit autant que l’on construit son propre savoir ; on s’y cons- truit autonome ». Les raisons avancées de ce « un peu plus qu’apprendre » sont les suivantes : - l’intérêt « est mobilisé par une énigme, et non renvoyé à un désir préexis- tant », créant ainsi dans la classe, dans toute la mesure du possible, des conditions d’égalité ; - on est « explicitement placé en situation de construction de connaissan- ces », il ne s’agit pas d’un simple jeu ; - la tâche proposée est telle qu’« elle permet à tous les participants d’effec- tuer les opérations mentales requises », ce qui ne peut se produire dans le cas d’une activité trop finalisée par l’échéance d’une production ; - la démarche et le rythme de chacun sont respectés sans « renoncer à des ob- jectifs communs d’instrumentation intellectuelle », ce qui suppose une alternance de séquences collectives et de temps de travail démultiplié ou individualisé ; - l’évaluation des résultats obtenus tient compte des capacités de transfert, et ne peut se contenter de contrôles ponctuels de loin en loin ; - un « travail métacognitif » régulier porte sur le lien entre « les résultats ac- quis et les procédures utilisées ». Il constitue en quelque sorte le moteur de la « situation-problème », car il est l’occasion à la fois de la « prise de conscience » de l’objectif véritable comme « en creux », simple « manque » par rapport à l’obstacle à franchir, et de la justification ou « explication théorique » permettant d’élucider (ou mettre en relief) l’objectif en question. SITUATION-PROBLÈME : FAISONS LE POINT ! 9 Dans les deux exemples analysés à l’appui de ces considérations, l’un en géométrie, l’autre en expression française 2, la tâche proposée aux élèves ne pouvait être poursuivie et menée à bien que si un « obstacle » était surmonté (le codage géométrique, ou l’utilisation d’un vocabulaire nouveau). C’est précisément cet obs- tacle à franchir qui constituait le véritable objectif de l’enseignant, et non pas la seule organisation d’une sorte de « jeu éducatif ». D’où l’importance, en fin de séquence, de l’explicitation avec les élèves de cet objectif d’apprentissage (travail métacognitif). En effet, une prise de conscience de l’écart par rapport au but effecti- vement poursuivi dans la tâche, puis l’élucidation ou la reprise théorique magis- trale de l’acquis important réalisé dans le franchissement de l’obstacle, complétée éventuellement par des exercices de consolidation ou de réinvestissement, permet- tront alors de négliger le résultat concret de la tâche proprement dite, dans une éva- luation formative systématique pendant l’acquisition. Grâce aux consignes et aux matériaux, ou comme dit P. Meirieu, grâce « au système de contraintes » et « au système de ressources » caractérisant la tâche pro- posée aux élèves, ceux-ci peuvent « mettre en oeuvre des capacités et des compé- tences qu’ils possèdent déjà pour en acquérir de nouvelles ». Et c’est précisément l’interaction entre les pré-requis, repérés grâce à une évaluation diagnostique préa- lable, et sollicités par les consignes et les matériaux, qui va permettre, dans le fran- chissement de l’obstacle, l’acquisition de l’objectif visé par l’enseignant (restructu- ration de connaissances, réaménagement de procédures, décentration ou « décontex- tualisation » d’habitudes antérieures). L’évaluation sommative ou terminale portera alors bien sur l’acquisition, « c’est-à-dire non point le projet mais l’objectif ». No- tons qu’elle permettra surtout de « juger de l’efficacité de la situation elle-même ». En effet, s’il constate alors un grand nombre d’échecs, l’enseignant aura à concevoir une nouvelle situation-problème susceptible de mieux faciliter l’acquisition de l’ob- jectif visé ! 3 Il s’agira toujours de motiver l’(ou les) élève(s), en lui (leur) proposant une tâche scolaire (c’est précisément ce qui permet de différencier, selon J.-P. Astolfi 4, les situations pédagogiques du type, visites, spectacles, sorties, de situations didac- tiques, régulièrement intégrées dans le déroulement quotidien des activités de la classe). Cette tâche ne sera ni trop facile, ni trop difficile, afin qu’il(s) puisse(nt) se surpasser lui(eux)-même(s), (ou les uns les autres), dans le franchissement de l’(ou 2 Ibid. § 3. La situation géométrique s’adresse à des enfants de 11-12 ans groupés par quatre ; elle leur demande de rechercher le plus grand nombre possible d’agencements de cinq petits cubes de bois face contre face pour les présenter ensuite à la classe ; pour ce faire, les enfants ne disposent que d’un jeu de 5 cubes et d’un crayon par groupe mais de papiers de toutes sortes (ligné, quadrillé et milli- métré). La situation d’expression française est proposée à des adolescents en rupture scolaire dont on es- saie d’enrichir le vocabulaire très pauvre et limité : il s’agit de rédiger chaque jour l’épisode d’un feuille- ton en s’interdisant l’usage d’une lettre différente, une telle contrainte les entraîne à chercher et utiliser un vocabulaire nouveau. 3 L’évaluation sommative devenant pour la nouvelle séquence diagnostique. 4 J. P. Astolfi, L’école pour apprendre, éd. ESF, Paris 1992, p. 175. J. DELATTRE 10 des) obstacle(s) méthodiquement préparé(s) par les enseignants 5. Le choix des obs- tacles se faisant en correspondance avec des objectifs d’enseignement clairement repérables et explicités, cela doit, en même temps, faciliter l’évaluation de leur acquisition. Mais la réussite de la situation-problème, nous dit encore P. Meirieu 6, dé- pendra en grande partie de « la souplesse » qu’elle autorisera dans la mise en oeuvre de stratégies individuelles d’apprentissage, et plus précisément, dans la mesure où elle rendra l’élève capable (en particulier, par un bon équilibre du système de uploads/Management/ delattre-joelle 1 .pdf
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- Publié le Sep 01, 2021
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