Combiner le complexe et le concret : le nouveau défi des curricula de l’enseign
Combiner le complexe et le concret : le nouveau défi des curricula de l’enseignement 1 Xavier Roegiers Professeur à l’Université de Louvain-la-Neuve Président du BIEF En guise d’introduction : élaborer un curriculum aujourd’hui L’élaboration d’un nouveau curriculum est une entreprise vaste, aux enjeux décisifs pour l’avenir d’un système éducatif. Confrontés à la tentation de céder à un effet de mode, ou poussés — de manière implicite ou explicite — à emprunter des directions dictées par certains pouvoirs supranationaux ou bailleurs de fonds, les systèmes éducatifs ont parfois tendance à s’engager tête baissée dans des réformes de curriculum avant d’en avoir mesuré tous les enjeux. Comme l’ont montré plusieurs auteurs (D’Hainaut, 1988 ; Demeuse & Strauven, 2006), deux niveaux de décisions interagissent : des décisions de nature politique (la politique éducative) et des décisions de nature technique (la gestion de l’éducation). Ces deux niveaux de décision doivent s’articuler de façon harmonieuse : produire directement des démarches techniques à partir d’orientations politiques serait aussi aberrant que de construire une maison au « coup par coup », sans disposer de plans d’architecte. C’est à l’interface de ces deux niveaux que se situe le choix d’une approche curriculaire. Elle constitue l’architecture pédagogique d’un système éducatif, et conditionne à la fois la manière dont sont rédigés les programmes d’études, les pratiques de classe, l’évaluation des acquis des élèves, la formation des enseignants et la conception des manuels scolaires. Choisir un curriculum élaboré selon les principes de la pédagogie par objectifs ? Choisir de s’orienter vers un curriculum en termes de compétences ? Si oui, articuler plutôt le curriculum autour de compétences transversales, ou autour de compétences orientées vers l’action ? Il n’est pas possible de traiter ces questions sans mettre en place un cadre de réflexion relatif aux principes directeurs qui guident le choix d’une approche curriculaire. 1. En fonction de quoi choisir une approche curriculaire ? Faut-il faire reposer un curriculum sur des contenus, des objectifs, des attitudes, des compétences ? Peu importe la manière dont on les appelle, les curricula d’aujourd’hui ont besoin de travailler sur des énoncés qui expriment l’activité de l’élève sur un contenu (ou sur des contenus) : « Dégager la structure d’une phrase », « Comparer la structure de deux phrases », « Reconnaître le verbe dans une phrase », « Produire une phrase », 1 Roegiers, X. (2011). Combiner le complexe et le concret : le nouveau défi des curricula de l’enseignement, Le français dans le monde, Recherches et applications, n°49, Janvier 2011, 36-48 1 « Etre créatif »..., les énoncés possibles ne manquent pas. Encore faut-il savoir en fonction de quoi les choisir, et quels énoncés mettre en valeur dans un curriculum. On peut dégager 6 principes directeurs qui guident le choix d’une approche curriculaire. Ce sont autant de dimensions à prendre en compte pour opérer ce choix aux multiples enjeux. 1.1 Fonder un curriculum sur un profil de sortie de l’élève Un curriculum d’enseignement est une des manifestations les plus évidentes, voire la plus évidente, d’un projet de société en matière d’éducation. Cela implique en particulier que l’on ne fasse pas l’impasse sur la question du profil de sortie de l’élève. Quel élève veut-on au terme de la scolarité ? En fin d’enseignement de base ? Ce profil pose des questions essentielles, et en particulier les questions suivantes : • Quel type de valeurs souhaite-t-on véhiculer ? Quelle importance donne-t-on aux savoir- être (autonomie, citoyenneté,...), par rapport aux connaissances et aux savoir- faire ? • En fonction de quels élèves va-t-on définir le profil ? En particulier, quelle est l’importance relative des acquis qui permettent à l’élève de continuer sa scolarité, et ceux qui lui permettent de s’insérer dans la vie active ? La définition du profil attendu est très importante, car celui-ci conditionne toute une série de choix institutionnels et organisationnels relatifs au déroulement de la scolarité, comme: - le choix de la (des) langue(s) d’enseignement et des langues secondes ; - l’équilibre entre les différentes disciplines ; - le choix des champs disciplinaires ; - le choix des modalités d’évaluation ; - les choix en matière de remédiation et de soutien ; - ... Ce sont tous des choix stratégiques, à retenir en fonction d’un projet pour l’école, à l’échelle d’un pays. Dans le domaine des langues, la tendance est de plus en plus de distinguer des profils de sortie spécifiques en ce qui concerne la maîtrise de la langue maternelle, l’utilisation de la (des) langue(s) d’enseignement et l’appropriation d’une langue étrangère. En effet, les fonctions de ces langues étant différentes, elles ne font pas l’objet du même type d’exigence vis-à-vis des élèves. Cette réflexion renvoie donc à la conception du statut de chaque langue dans un pays donné. 1.2 Répondre à des problèmes qui se posent au système éducatif Un curriculum peut évoluer sur la base d’une intuition forte, sous la pression environnante, parce que les responsables estiment qu’il faut le faire évoluer, ou encore parce qu’il y a une nécessité politique de changement. Or un curriculum a une durée de vie relativement longue (dix à vingt ans) : il est risqué de succomber à un effet de mode. Ce qu’il ne faut surtout pas oublier, c’est que revoir un curriculum consiste avant tout à apporter un ensemble de réponses appropriées à des problèmes concrets que l’on rencontre au niveau du système éducatif : - des problèmes d’efficacité interne du système (redoublements, abandons,...) - des problèmes d’efficacité externe du système (analphabétisme fonctionnel, manque de qualification,...) 2 - des problèmes d’équité (disparités filles/garçons, disparités entre régions, entre écoles, entre élèves d’une même école, etc.) - des problèmes d’efficience du système (coût du système). Cela nécessite de procéder à un diagnostic approprié des forces et des faiblesses d’un système, mais également de s’assurer que les options choisies répondent aux problèmes identifiés. 1.3 S’appuyer sur l’existant Pour éviter d’être rejeté par les enseignants, le curriculum ne doit pas se situer totalement en rupture avec leurs pratiques actuelles et leur culture. Il doit permettre une évolution résolue, mais progressive. C’est un mythe de penser que les habitudes des enseignants peuvent changer du jour au lendemain suite à un nouveau curriculum d’enseignement. Les phases de changement sont au contraire très longues : on estime que cinq à dix années en moyenne sont nécessaires à un enseignant pour changer ses pratiques en profondeur. C’est pour cela que tout nouveau curriculum doit avant tout s’appuyer sur l’existant : tenter de valoriser les acquis existants, renforcer les avancées du système, prendre appui sur ses forces, voire les développer pour les faire évoluer. Il faut toutefois qu’il y ait rupture — sinon il n’y a pas d’évolution possible — mais une rupture mesurée qui tienne compte du contexte, et en particulier du potentiel de changement des enseignants. En particulier, cette évolution sera possible si chaque catégorie d’acteurs perçoit un bénéfice pour elle-même dans ce changement de curriculum (en termes d’intérêt pour le travail, d’efficacité, de motivation des élèves, etc.). Cette estimation du potentiel d’évolution du système est délicate, et s’étudie elle aussi aux différents niveaux, surtout au niveau macrosocial : quelle évolution, pour quels élèves ? 1.4 S’inscrire dans un projet à plusieurs facettes Un nouveau curriculum, ce n’est pas seulement un document qui évoque de nouveaux objectifs et contenus d’enseignement. C’est surtout un projet très vaste et à plusieurs facettes. Réduire un curriculum aux seuls programmes d’études reviendrait à penser qu’une table peut poser sur un seul pied. Pour assurer sa stabilité, il faut lui ajouter au moins trois composantes : - la formation des enseignants ; - le matériel didactique (dont les manuels scolaires) ; - les modalités d’évaluation. • Les enjeux actuels de la formation des enseignants sont essentiellement en termes de professionnalisation (Altet, Paquay & Perrenoud (Eds), 2002). Une professionnalisation dans les classes passe par une professionnalisation de la formation initiale et continue, pour laquelle le principe d’isomorphisme « Je te forme selon la manière dont je voudrais que tu formes les élèves » reste le principe clé de la formation. • Les enjeux essentiels liés au matériel didactique, et en particulier aux manuels scolaires, ne sont pas tellement des enjeux en termes de qualité des contenus — les progrès récents des manuels scolaires à ce niveau sont manifestes —, mais surtout en termes de structure pédagogique des manuels, et en termes de types d’activités qu’ils proposent (Gerard & Roegiers, 2 e éd. 2009) : répondent-ils réellement aux besoins des 3 curricula ? Sont-ils adaptés au niveau des enseignants ? Outillent-ils l’enseignant, sans l’enfermer ? Correspondent-ils aux contextes locaux ? • Quand à l’évaluation des acquis des élèves, les spécialistes des curricula savent bien qu’il n’y a pas de changement durable des pratiques d’enseignement-apprentissage qui ne soit pas en cohérence avec la manière dont l’élève va être évalué (Scallon, 2004). Nous y reviendrons plus loin dans cet article. On peut donc considérer un curriculum comme un ensemble cohérent à quatre composantes. La réussite à terme d’un curriculum, c’est-à-dire le changement effectif des pratiques de classe, dépend de la uploads/Management/ elaborer-un-curriculum-aujourd-hui.pdf
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- Publié le Mai 24, 2022
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