Les Chaînes de la raison: un entretien avec Alain Grosrichard Propos réunis par

Les Chaînes de la raison: un entretien avec Alain Grosrichard Propos réunis par Knox Peden, à Paris, le 11 décembre 2008 KP: En guise d’introduction à notre entretien, pourriez-vous dire quelques mots sur l’origine de votre participation aux Cahiers pour l’Analyse? AG: Distinguons l’origine et le commencement. J’ai commencé à participer aux Cahiers pour l’Analyse dès le premier numéro, paru en janvier 1966. Son titre: ‘La Vérité’, en disait long sur les ambitions du ‘Cercle d’Épistémologie de l’Ecole Normale Supérieure’ dont il était l’organe. Quant à l’origine, elle remonte pour moi à mon entrée à l’ENS, en octobre 1962, la même année que Miller, qui sera le véritable fondateur, avec Milner, de ces Cahiers pour l’Analyse. J’avais choisi, comme lui, de m’engager dans les études de philosophie, dont Louis Althusser, notre ‘caïman’, assurait alors la direction. Ce qui m’a amené à côtoyer d’autres jeunes philosophes entrés précédemment: Regnault, Macherey, Balibar, Duroux, Rancière... Milner, qui s’était orienté vers les études de linguistique, n’en participait pas moins de manière très active aux discussions de ce petit groupe réuni autour d’Althusser. C’était l’époque où, dans le cadre de son séminaire, Althusser se livrait à une relecture de Marx fort peu orthodoxe aux yeux des intellectuels officiels du Parti communiste. Contre leur interprétation globalisante et téléologique des écrits de Marx, il repérait en effet une ’coupure épistémologique’, façon Bachelard, entre un jeune Marx encore hégélien, et le Marx de l’Idéologie allemande et du Capital, plus spinoziste qu’hégélien. Ce second Marx lui fournissait les éléments d’une théorie de l’idéologie, conçue comme un système de représentations qui ne devait sa cohérence qu’à la méconnaissance, par le sujet, de la causalité structurale, d’ordre économico-social, qui le détermine. Cette référence à Spinoza dans la lecture althussérienne de Marx orientera les premières lectures que nous allions faire de Lacan, chez qui le ‘moi’ , relevant de l’imaginaire, se voyait lui aussi défini comme instance de méconnaissance pour le sujet de l’inconscient en tant que déterminé par l’ordre symbolique. Bref, via Spinoza, nous pouvions penser Marx et Lacan ensemble. Cela dit, le fait que le numéro 1 s’ouvre sur ‘La Science et la vérité’, dont Lacan nous avait offert la primeur, indique qu’en 1966, c’est sous les auspices de ce dernier, plutôt, qu’étaient nés ces Cahiers. KP: Et pourquoi Spinoza à ce moment-là? AG: Macherey ou Balibar seraient mieux placé que moi pour vous répondre. Mais Althusser s’y référait déjà dans son article de 1960 consacré au ‘Jeune Marx’. Et quand j’ai commencé à suivre son séminaire d’Althusser sur ‘Lire le Capital’, il était clair que tout le monde portait des lunettes aux verres taillés par Spinoza. Certes, le premier volume du Spinoza de Gueroult, sur le Livre I de l’Ethique, ne paraîtra qu’en 1968... KP: Mais il en avait déjà fait le sujet de son cours au Collège de France, dans les années 50 et 60. AG: Oui, et je suppose qu’Althusser l’avait suivi. Le nom de Spinoza allait d’ailleurs se retrouver dans la bouche de Lacan. Il citait déjà une proposition de l’Ethique en exergue de sa Thèse de 1933, et vous savez qu’au début de son premier séminaire à l’ENS, en janvier 1964, il comparait le sort que lui avait réservé l’Internationale psychanalytique à l’excommunication majeure prononcée autrefois contre Spinoza. En tout cas, à défaut du Spinoza de Gueroult, nous pratiquions assidûment son Descartes selon l’ordre des raisons. KP: Guéroult n’était pourtant pas marxiste... AG: Non, pas plus que Lacan, qui faisait lui-même grand cas de son Descartes. Ce qui comptait à nos yeux comme à ceux d’Althusser, c’est qu’il nous apprenait à lire un texte philosophique ‘selon l’ordre des raisons’. On peut même dire que cette formule, nous l’avions érigée en mot d’ordre... Mais revenons à cette première année à l’ENS. C’est en 1963, à l’occasion d’un séminaire consacré à la Critique des fondements de la psychologie de Politzer, qu’Althusser nous a fait découvrir Lacan, dont le public, jusque là, se limitait presque exclusivement aux praticiens de la psychanalyse. Parmi les exposés à choisir, il y en avait un sur le nommé Lacan. Miller s’en est chargé, et s’est plongé dans La Psychanalyse, la revue où Lacan avait publié ses articles. Dans mon souvenir, ce fut pour lui comme le Tolle, lege! de saint Augustin. Une sorte d’illumination. Son exposé fut impressionnant, d’autant qu’il nous présentait un Lacan parfaitement rationnel, qui n’avait rien à voir avec l’obscur Gongora que laissait supposer une première lecture de ses écrits. C’est à partir de ce moment, au tournant des années 63-64, que notre intérêt pour la théorie Marxiste telle que la développait Althusser s’est trouvé converger avec celui que nous nous sommes mis à porter aux écrits de Freud, relus, comme y invitait Lacan, à la lumière de la linguistique saussurienne. KP: Un autre concept entre en jeu: la Science. Vous dites qu’Althusser distingue le Marx spinoziste du Capital du ‘jeune Marx’ hégélien. Mais ce Marx spinoziste est aussi, à ses yeux, celui chez qui la science est mise en œuvre. Que pouvez-vous me dire à propos de cette valorisation de la science dans sa lecture de Marx? AG: Althusser essayait de théoriser la distinction entre science et idéologie. A la différence de l’idéologie, définie comme un système de représentations imaginaires plus ou moins inconsciemment mis au service d’intérêts divers, le matérialisme dialectique, tel qu’il le trouvait formulé chez Marx et Engels, et surtout chez Lénine, méritait seul, selon lui, d’être qualifié de scientifique. Mais il ne considérait pas non plus que la science se réduisait à ce qu’en disent les savants, même les plus dignes de ce nom. Un savant peut aussi construire une représentation idéologique de sa propre pratique scientifique, et c’est au philosophe, à l’instar de Spinoza dans l’Appendice du livre I de l’Ethique, de repérer en quoi consiste cette méconnaissance, afin d’en faire la théorie. C’est d’ailleurs à un examen critique de ‘l’idéologie spontanée des savants’ qu’Althusser a consacré un séminaire, en 1965-1966. Je me souviens y avoir entendu Bourdieu et Passeron, notamment... KP: Mais quel rapport établissiez-vous, d’une part, entre ce concept de science et celui d’analyse, pour laquelle, comme leur titre l’annonce, les Cahiers pour l’Analyse entendaient militer? Et d’autre part, entre analyse et psychanalyse? La psychanalyse n’était-elle pour vous qu’un exemple particulier de l’analyse entendue au sens large, ou teniez-vous la psychanalyse comme le modèle de l’analyse? AG: Il faudrait reprendre les textes programmatiques. L’Avertissement du premier numéro, par exemple, signé de Miller. Après avoir défini l’épistémologie comme ‘histoire et théorie du discours de la science’, et ce discours comme ‘un procès de langage que contraint la vérité’, le texte se poursuit ainsi: ‘nous nommons analytique tout discours en tant qu’il se réduit à mettre en place des unités qui se produisent et se répètent, quel que soit le principe qu’il assigne aux transformations qui jouent dans son système’. Et nous nommons ‘analyse proprement dite, la théorie qui traite comme tels des concepts d’élément et de combinatoire’. Vous avez là un concept d’analyse d’une grande extension, qui permet de regrouper la plupart des travaux qui seront publiés dans les Cahiers pour l’Analyse. Concernant la psychanalyse, l’intérêt que nous y portions était évidemment tributaire de la relecture saussurienne que Lacan faisait de l’œuvre de Freud. Ce que nous y trouvions ‘d’analytique’, c’était cette promotion de la chaîne signifiante comme déterminant un sujet sans substance, réduit à ce pur point d’énonciation qu’est le cogito cartésien, paradoxalement érigé par Lacan en point d’émergence du sujet de l’inconscient. Mais à côté d’Althusser et de Lacan, nous nous reconnaissions un autre maître: Georges Canguilhem. Plusieurs d’entre nous suivaient son séminaire à l’Institut d’Histoire des Sciences. C’est d’ailleurs sous sa direction, comme Miller, que j’ai rédigé mon mémoire de licence. Le sujet que j’y traitais entrait dans le programme de nos Cahiers, puisqu’il y était question d’un problème touchant à l’analyse de la perception. J’en ai donné un petit aperçu dans le numéro 2 desCahiers pour l’Analyse... KP: Nous y reviendrons...Mais une question sur Canguilhem, d’abord. Il avait été l’ami de Cavaillès et son compagnon pendant la Résistance, et il témoignait d’une grande admiration pour ses travaux d’histoire et de philosophie des mathématiques. Or Cavaillès privilégiait l’analyse, qu’il jugeait plus importante que l’intuition ou d’autres modèles de la connaissance. Il se situait dans une ligne qui vient de Bolzano, voire même de bien avant, et qui plaide pour l’arithmétisation de l’analyse... Cet accent mis sur l’analyse me frappe beaucoup. Est-ce pour cette raison que Canguilhem apportait son soutien aux Cahiers pour l’Analyse? AG: Ce qui est sûr, c’est que Canguilhem s’intéressait à ce que nous faisions, et qu’il nous a soutenu. Vous aurez remarqué qu’une citation de lui (‘travailler un concept...’ etc) figurait en exergue aux Cahiers. Il est venu à l’Ecole Normale, invité par Althusser à une séance de son séminaire qui lui était spécialement consacrée. C’est à cette occasion que Macherey a fait, devant lui, un remarquable exposé sur ‘Canguilhem et la science’. Lacan lui-même appréciait ses travaux. Dans ‘La Science et la vérité’, il cite uploads/Management/ grosrichard.pdf

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