Le corpus en analyse de discours : perspective historique Jacques Guilhaumou Ré
Le corpus en analyse de discours : perspective historique Jacques Guilhaumou Résumés Cet article présente les diverses manières de constituer un corpus en analyse du discours, et plus particulièrement dans le domaine de l’analyse du discours du côté de l’histoire. Il adopte une perspective historique, en prenant comme point de départ la configuration initiale des années 1970. Cependant, il s’agit aussi d’accorder une importance particulière à la formation de « corpus réflexifs », tant du côté de la lexicométrie que de l’archive et du matériau d’enquête. La notion de réflexivité du discours apparaît alors au centre de toute interrogation sur la constitution des nouveaux corpus. Entrées d'index Mots-clés : corpus, analyse de discours, épistémologie, histoire, réflexivité Haut de page Plan Introduction 1. La première configuration de l’analyse de discours : les années 1970 1.1. La configuration de départ, une configuration méthodologique 1.2. D’une configuration socio-linguistique au changement de terrain 2. La démarche configurationnelle au premier plan 3. Les nouvelles conditions du retour au corpus Conclusion : les nouveaux corpus Haut de page Texte intégral Introduction 1Le problème de la constitution du corpus occupe une place centrale dans l’analyse de discours en ses débuts, c’est-à-dire à la fin des années 1970, et tout particulièrement dans le champ de l’analyse de discours comme objet de l’histoire mis en place par les travaux pionniers de Régine Robin (1973) et du Centre de lexicologie politique de l’ENS de Saint- Cloud. 2Au départ, nous présentons donc les principes communs, en matière de corpus, aux premiers chercheurs dans le but de cerner les différentes configurations qui délimitent l’apport et les limites de la démarche inaugurale en analyse de discours au cours des années 1970. 3Puis nous restreignons notre réflexion à l’analyse de discours du côté de l’histoire dans la mesure où elle introduit, au début des années 1980 et en rupture avec le corpus construit, la notion de corpus « naturel », c’est-à-dire d’ensemble des énoncés attestés dans l’archive selon une logique propre de type configurationnel. Ainsi « le tournant interprétatif » de l’analyse de discours révoque le corpus clos, remet en cause la confrontation entre le corpus et le hors- corpus, refuse enfin la présentation référentielle des conditions de production, au profit d’une description de la réflexivité du discours à partir d’un travail configurationnel sur les énoncés d’archive, situé à la croisée des travaux de Michel Foucault et de ceux des ethnométhodologues. Il n’est plus question que de l’étude de « moments de corpus » caractérisés à l’intérieur de vastes trajets thématiques où s’entremêlent des évolutions conceptuelles, des émergences de sujets d’énonciation et des événements discursifs. 4Le début des années 1990 est alors marqué par l’émergence d’une jeune génération d’historiens du discours qui s’interdisent toute instrumentalisation du corpus, et s’engagent résolument dans une approche des énoncés d’archive qui relève d’une histoire langagière des concepts située désormais au centre de débats entre chercheurs de nombreux pays (Guilhaumou, 2000). Le renouvellement de l’abord du corpus devient alors un défi pour les jeunes historiens lexicomètres qui tentent un nouveau croisement, tant du côté de la linguistique que de l’histoire, entre l’analyse de fonctionnements linguistiques et la description de la réflexivité des énoncés. Précisons d’emblée que la propriété de réflexivité du discours relève du fait que la langue a cette capacité spécifique de s’analyser elle-même, c’est-à-dire en utilisant ses propres termes. Le discours est ainsi porteur de ses propres ressources interprétatives, tout en n’étant pas déconnecté de la réalité (Guilhaumou, 2001b). La constitution de « très grand corpus » s’attache à la description de la réflexivité des énoncés au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui la linguistique de corpus. 1. La première configuration de l’analyse de discours : les années 1970 5Le corpus, dans sa définition classique, désigne « un ensemble déterminé de textes sur lesquels on applique une méthode définie » (Jean Dubois, 1969). Aspect d’emblée déterminant de la pratique de l’analyste de discours, son ancrage initial dans le discours politique induit une configuration spécifique. 1.1. La configuration de départ, une configuration méthodologique 6La configuration de départ a pour origine la traduction dans Langages 13 (1969), à l’initiative de Jean Dubois, d’un texte du linguiste américain Harris de 1952, « Discours analysis » sous le titre « Analyse de discours ». Elle s’est immédiatement illustrée sous la désignation d’analyse d’énoncés. Pierre Kuentz (1977) montre alors que l’analyse de discours « préside à la constitution du corpus des phrases sur lesquelles se construit la théorie grammaticale ». Il désigne ainsi les naïvetés du linguiste de la langue qui croit pouvoir produire des exemples en extrayant des phrases du discours. En refusant de s’interroger sur cette opération d’extraction, le linguiste de la langue suppose un identité langue / discours : il neutralise l’effet discursif. On voit comment l’analyse de discours s’interroge, dès le début, sur la matérialité de la langue au sein même de la discursivité des énoncés. 7Cependant une question symétrique se pose : dans quelle mesure la façon dont le linguiste de la langue constitue son corpus de phrases oriente-t-elle la constitution du corpus en analyse de d’énoncés ? 8Evoquons rapidement les étapes de l’opération initiale de l’analyse de discours. On puise dans ce que Jean Dubois appelait « l’universel du discours », donc dans la totalité des énoncés d’une époque, d’un locuteur, d’un groupe social. Découpage arbitraire à partir d’intérêts, de thèmes, de jugements de savoir. Dans un second temps, au sein du genre « discours politique » alors promu par les événements de mai 1968, on ne retenait finalement que l’ensemble des phrases contenant, en quelque position syntaxique que ce soit, tel ou tel mot pivot. C’est la dernière phase qui produit réellement le corpus : l’application des règles d’équivalence grammaticale proposées par Harris permet d’obtenir un ensemble paradigmatique de phrases transformées, la série des prédicats des mots-pivots. 9Ainsi dans le travail conjoint de la linguiste Denise Maldidier et de l’historienne Régine Robin (1974), sur les Remontrances parlementaires face aux Edits de Turgot de 1776, le corpus des phrases régularisées autour des mots-pivots liberté et règlement est reproduit intégralement. La sélection des termes repose ici explicitement sur un savoir historique préalable : il est supposé d’évidence que c’est autour des notions de liberté et de règlement que se joue alors l’opposition entre noblesse et bourgeoisie dans la conjoncture de la tentative réformatrice, vouée à l’échec, de Turgot. 10Cependant, ce type d’analyse s’est avérée très utile dans la quête d’un éventuel « sens caché ». Souhaitant appréhender la notion de féodalité à la fin du 18ème siècle, Régine Robin (1975) s’est intéressée à son usage supposé dans les cahiers de la noblesse de 1789. Or, il apparaît d’emblée que les expressions de droits féodaux et féodalité, présentes dans les cahiers de la bourgeoisie, sont absentes des cahiers de la noblesse, alors qu’y sont présentés avec insistance « les droits inhérents aux propriétés de la noblesse ». C’est donc à partir de l’étude des énoncés autour du mot-pivot propriété que s’explicite la volonté des nobles de maintenir « les droits seigneuriaux ». Nous obtenons en effet, après régularisation des énoncés, les trois « phrases de base » suivantes : 1- Toute propriété doit être sacrée 2- Des (ces) propriétés doivent être respectées 3- Les X (de la noblesse) doivent être respectés 11La classe des X comprend certes « les droits attachés aux terres », mais aussi « les droits attachés aux fiefs » et « les droits attachés aux hautes, moyennes et basses justice », c’est-à- dire la quasi-totalité des « droits féodaux » qualifiés de « droits appartenant aux propriétés de la noblesse ». 12L’analyse de discours, dans sa configuration inaugurale, mettait donc ici en évidence une stratégie de masquage, par le fait de l’utilisation d’un mot du lexique « bourgeois » pour légitimer le maintien des « droits seigneuriaux » d’Ancien Régime. Cette démarche repose alors sur un double pari : le pari sur la représentativité : le corpus « final » est censé représenter une réalité discursive. Dans les exemples évoqués ci-dessus, les corpus autour des mots pivots liberté et règlement, propriété et droits féodaux résument, pour les premiers, l’affrontement entre Turgot et les parlementaires en 1776, et, pour les seconds, l’opposition entre noblesse et bourgeoisie en 1789. le pari sur la systématicité : on recherche une homogénéité dans le temps et dans l’espace, par exemple en étudiant, avec Jean-Baptiste Marcellesi (1971), les textes du Congrès de Tours de 1920, c’est-à-dire des textes produits dans une même « situation de communication ». Cette homogénéisation a pour corollaire une démarche comparative, par exemple la prise en compte de textes de locuteurs différents au sein même du Congrès. Elle produit une systématicité, un effet de cohérence. 13La circularité de la démarche est alors évidente : si l’analyse de discours emprunte alors son modèle de systématicité à la linguistique structurale, la linguistique elle-même, par ses jugements de grammaticalité, réitère des jugements idéologiques qui servent d’instance de jugement à l’analyse de discours. Ainsi en est-il de l’application du modèle historiographique de l’idéologie sans-culotte (Albert uploads/Management/ le-corpus-en-analyse-de-discours.pdf
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- Publié le Fev 20, 2021
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