I X e C O N G R È S E U R O P É E N D ’ A N A L Y S E M U S I C A L E — E U R O
I X e C O N G R È S E U R O P É E N D ’ A N A L Y S E M U S I C A L E — E U R O M A C 9 1 Philippe Lalitte Université de Bourgogne Franche-Comté, LEAD (UMR 5022) philippe.lalitte@u-bourgogne.fr Contribution de l’analyse de scène auditive à l’analyse de la performance Introduction L’analyse de la performance de musiques savantes écrites des XXe et XXIe siècles pose des problèmes méthodologiques spécifiques à ce répertoire (Lalitte, 2015). Plus que dans un autre répertoire, l’interprète a un rôle crucial pour transmettre à l’auditeur une image auditive (McAdams, 1984) la plus co- hérente possible avec des œuvres fréquemment qualifiées de perceptivement complexes. Cette constatation est particuliè- rement cruciale dans la musique polyphonique où le ou les interprète(s) doivent clarifier le plus possible certains élé- ments de structure à un niveau temporel local ou plus global. De son côté, le musicologue qui étudie la performance musi- cale (dans ses aspects d’exécution et d’interprétation) peut contribuer à une meilleure compréhension des enjeux percep- tifs de l’œuvre et de leurs implications dans le rendu sonore et expressif de la performance. Les principes développés par l’Analyse de Scène Auditive (Bregman, 1990, 1994 ; McA- dams & Bregman, 1979) constituent un ensemble de res- sources fiables qui peuvent être transférées à l’analyse de la performance. Si l’ASA a donné lieu à une exploitation dans les domaines de l’analyse d’œuvres (Lalitte, 2009, 2011, 2013, 2017 ; McAdams, 2015) et de la théorie musicale (Huron, 1989, 2016 ; Moutain, 2009 ; Pressnitzer et al., 2001), elle n’a pas encore été mise à profit pour l’analyse de la performance. Nous nous sommes donné pour objectif d’examiner en quoi et dans quelle mesure les concepts de l’ASA peuvent être trans- férés à l’analyse de la performance d’œuvres des XXe et XIXe siècles. Nous avons d’une part cherché à déterminer les con- cordances possibles entre les indices de groupement et les paramètres d’interprétation (tempo, dynamique, articulation, phrasé, vibrato, timbre, synchronisation…) et d’autre part tenté de comprendre comment ces facteurs interagissent avec les processus descendants (attention, mémoires à court et long terme) pour former une image auditive cohérente de la per- formance. Afin d’illustrer les propositions théoriques, nous avons pris quelques exemples dans les Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti enregistrées par les solistes de l’Ensemble Intercon- temporain (Sophie Cherrier, flûte ; Didier Pateau, hautbois ; Jérôme Comte, clarinette ; Jens McManama, cor et Paul Ri- veaux, basson) le 18 janvier 2013 dans l’auditorium du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg1 dans le cadre d’un projet scientifique du GREAM2. Lors de cet enregistre- ment, nous leur avons demandé de jouer les pièces dans trois versions : « neutre » (en respectant le texte mais sans intention expressive), « expressive » (comme ils joueraient en concert) et « sur-expressive » (en exagérant)3. L’un des paradigmes les plus utilisés dans pour l’étude de l’expressivité de la perfor- mance consiste à demander à un (ou plusieurs) musicien(s) de jouer des extraits d’une même pièce dans différentes versions. Celles-ci peuvent être toutes expressives, mais il est égale- ment possible d’inclure une version « neutre », c’est-à-dire une version qui serait conforme à une exécution stricte de la partition, sans aucune intention expressive. La version neutre sert alors de base pour mesurer les déviations et analyser l’expressivité. Carl Seashore (1938) est le premier avoir émis l’idée que l’expressivité de l’interprète se traduit par des dé- viations de certains paramètres par rapport à un niveau « neutre ». Nous avons repris ce paradigme expérimental maintes fois utilisé dans les études sur la performance musi- cale (Barthet et al., 2010 ; Canazza et al., 1997 ; Davidson, 1993 ; Repp, 2002 ; Vieillard et al., 2011). 1. Analyse de scène auditive : indices de groupement et paramètres d’interprétation Les nombreux travaux dans le champ de l’ASA depuis une quarantaine d’années se sont attachés à montrer comment se forment les processus d’organisation auditive dans le cerveau à l’écoute d’un environnement sonore ou plus spécifiquement musical. Selon Bregman, le signal acoustique est traité par deux types de groupement : - le groupement simultané permet à l’auditeur d’organiser la surface acoustique en événements dis- tincts chacun provenant d’une seule source (ainsi nous fusionnons les harmoniques d’un hautbois pour former une image auditive cohérente et reconnais- sable de l’instrument), 1 Nous remercions chaleureusement les cinq musiciens de l’EIC qui se sont prêtés au jeu d’enregistrer des versions différentes d’une même pièce. 2 Le numéro 10 de la revue Musimédiane, coordonné par Pierre Michel et moi-même, est consacré aux résultats de ce projet de recherche du GREAM. 3 Aucune autre consigne d’interprétation n’a été spécifiée, ce sont les musiciens eux-mêmes qui ont déterminé plus ou moins explicitement les paramètres d’interprétation qu’ils souhaitaient manipuler pour pro- duire ces trois versions. I X e C O N G R È S E U R O P É E N D ’ A N A L Y S E M U S I C A L E — E U R O M A C 9 2 - le groupement séquentiel permet à l’auditeur d’intégrer les événements successifs produits par une source sonore en un flux auditif distinct (dans le cas d’une musique polyphonique, notre oreille est ainsi à même de séparer les différentes voix et de suivre le sujet d’une fugue). McAdams (2015) ajoute un troisième type de groupement : le groupement segmentationnel où les flux d’événements sont regroupés en unités perceptives plus larges (motif, phrase, thème…). Cependant, nous ne traiterons ici que des deux premiers groupements dans leurs rapports avec la perfor- mance. Afin de réaliser les processus de groupement, le système auditif utilise de façon heuristique un certain nombre d’indices. La plupart du temps, les indices convergent vers une même solution. Parfois, cependant, les indices entrent en conflit les uns avec les autres créant une image auditive équi- voque. Les principaux indices de groupement simultané ser- vent à distinguer les différentes sources entre elles. Le trans- fert des principes de l’ASA vers l’analyse de la performance nécessite de faire correspondre les paramètres d’interprétation aux indices de groupement. En d’autres termes, quels sont les paramètres utilisés par les interprètes susceptibles d’impacter les indices de groupement ? Dans l’environnement acoustique naturel, il est par exemple improbable que deux sources sonores distinctes aient des composantes fréquentielles parfaitement synchrones. Du point de vue évolutionniste, il est important pour l’individu de pouvoir distinguer les sources sonores entre elles, notamment dans un environnement hostile où il peut être attaqué par un prédateur ou peut courir un danger provenant d’une catas- trophe naturelle. En musique, les choses sont plus complexes. Dans certains cas, les sources doivent êtres distinctes. L’auditeur doit ainsi pouvoir distinguer les différents instru- ments ou voix d’un ensemble. Dans d’autres cas, les sources sont appelées à fusionner pour former une seule image audi- tive. Le compositeur peut ainsi composer des alliages de timbres qui fusionnent afin de créer une sonorité impossible à obtenir avec un seul instrument. L’interprète, quant à lui, va chercher à favoriser, selon les cas, la séparation ou la fusion des sources. Pour cela, il dispose de plusieurs moyens d’action pour agir sur les indices de groupement simultané (Tabl. 1) : le synchronisme des attaques peut être contrôlé par la précision rythmique et le degré de synchronisation entre les musiciens, l’harmonicité peut dépendre de la justesse de l’intonation et de l’accord des instruments, la co-modulation des amplitudes peut être impactée par les dynamiques et les coups d’archet, comme la co-modulation des fréquences par le vibrato. Enfin, la disposition des instruments ou des voix sur scène, notamment la distance qui les séparent, est en mesure d’affecter l’indice de localisation spatiale. Indices de groupement si- multané Interprète(s) Synchronisme des attaques Précision rythmique et syn- chronisation Harmonicité Justesse, accord Co-modulation des ampli- tudes Dynamiques, coups d’archets Co-modulation des fré- quences Vibrato Localisation spatiale Disposition scénique Tabl. 1. Indices de groupement simultané et moyens d’action de l’interprète. Prenons l’exemple de la pièce n° 7 des Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti (Fig. 1). Nous sommes en présence de cinq sources (5 instruments) qui tendent à fusionner sur la base d’un cluster chromatique de cinq hauteurs de durée brève joué sff. Le cluster est répété avec les mêmes hauteurs, mais il est varié à partir de la quatrième occurrence par des permuta- tions de timbres. Fig. 1. Début de la pièce n° 7 des Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti (© Schott 6304). Les interprètes seront en mesure d’obtenir un son fusionné (une masse sonore homogène) en privilégiant la précision rythmique et l’équilibre des dynamiques entre les 5 instru- ments. D’après London (2004), au delà de 100 ms, les asyn- chronismes sont clairement perceptibles : l’auditeur perçoit plus un arpège qu’un son fusionné. Nous avons mesuré les écarts de temps entre les attaques d’un même accord4. Dans les versions expressives, les écarts entre les attaques des cinq musiciens tombent en moyenne uploads/Management/ philippe-lalitte-contribution-de-l-x27-analyse-de-scene-auditive-a-l-x27-analyse-de-la-performance.pdf
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- Publié le Sep 18, 2021
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