Plaidoyer pour la désolidarisation des notions de pragmaticalisation et de gram

Plaidoyer pour la désolidarisation des notions de pragmaticalisation et de grammaticalisation Badiou-Monferran, Claire EA 4509 « Sens, Texte, Informatique, Histoire » (Université Paris-Sorbonne) c.badiou.monferran@free.fr Buchi, Éva ATILF (CNRS & Université de Lorraine) eva.buchi@atilf.fr 1 Introduction Les liens de la grammaticalisation et de la pragmaticalisation font encore aujourd’hui débat : tandis que certains linguistes affirment que celle-ci est incluse dans celle-là, d’autres s’emploient à désolidariser les deux notions1. Cette ligne de partage recouvre généralement celle qui oppose les tenants de la grammaticalisation au sens large (désormais G2) et ceux de la grammaticalisation au sens étroit (désormais G1). Rappelons en quelques mots, à la suite de Traugott (1995), que l’extension de G1 et de G2 est tributaire tout à la fois du point de vue, morphosyntaxique ou cognitivo-communicationnel, adopté par les linguistes dans leur définition de l’unidirectionnalité (voir ci-dessous), et en amont, plus largement, de la conception qu’ils se font de la grammaire (i. e., de son extension). Pour Traugott (1995), la grammaire, par-delà ses composantes phonologiques, lexicales, sémantiques et morphosyntaxiques, intègre aussi une composante pragmatique, dont font évidemment partie les marqueurs discursifs (MD). Si la finalité communicationnelle des MD (ou pragmatèmes) ne constitue pas un argument en faveur de leur exclusion du champ des unités réputées « grammaticales », c’est parce que d’une part, ils assurent, par convention, des rôles spécifiques qui sont repérés et reconnus comme tels par les locuteurs, et que d’autre part, à l’inverse, certains éléments morphologiques identifiés comme des unités de la grammaire – entre autres les temps, modes et aspects verbaux – sont susceptibles, par-delà leur rôle grammatical, d’assurer une fonction communicationnelle (comme la politesse pour le conditionnel, par exemple). Pour les tenants de la grammaticalisation au sens étroit (notamment, mais sans exclusive, Erman & Kotsinas 1993, Aijmer 1997, Moreno Cabrera 1998, Erman 2001 et indirectement Waltereit 2006), la notion de grammaticalisation désigne le résultat d’une évolution où une unité – lexicale ou peu grammaticale – développe des emplois hautement grammaticalisés, pouvant conduire jusqu’aux emplois de morphèmes liés (de temps, de mode, d’aspect etc.). Par rapport à l’unité source, l’unité cible se caractérise alors par trois traits, repérés et modélisés par Lehmann (1995) : i) perte de poids (au sens paradigmatique de perte de la consistance phonétique et/ou accentuelle mais aussi au sens syntagmatique de réduction de la portée) ; ii) perte d’autonomie (qui, au plan paradigmatique, peut se traduire par l’intégration de l’unité dans un paradigme et qui, au plan syntagmatique, se réalise sous des formes variées, allant de la simple cohésion syntagmatique à l’agglutination en passant par la coalescence et la cliticisation), iii) perte de variabilité (au sens paradigmatique où l’emploi de l’unité, naguère facultatif, devient obligatoire, mais aussi au sens syntagmatique de perte des flexions en tout genre, en nombre, en personne, en genre ou encore en temps notamment). Dans ce cadre, la notion de pragmaticalisation, entendue comme le développement, par une unité lexicale ou grammaticale, d’un emploi stabilisé où elle SHS Web of Conferences 1 (2012) DOI 10.1051/shsconf/20120100135 © aux auteurs, publié par EDP Sciences, 2012 Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2012 SHS Web of Conferences Article en accès libre placé sous licence Creative Commons Attribution 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/2.0) 127 Article available at http://www.shs-conferences.org or http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20120100135 ne participe plus à la construction d’un sens référentiel, mais marque une prise de position métadiscursive du locuteur (cf. Dostie 2004 : 27 ; Buchi 2007b : 252), ne se superpose pas à celle de la grammaticalisation. Parmi d’autres, Waltereit (2006) discute ainsi un à un la capacité des pragmatèmes à se conformer aux trois paramètres morphosyntaxiques permettant d’évaluer le degré de grammaticalisation d’une unité selon Lehmann (1995). Il n’y a pas lieu ici de revenir sur le détail de la démonstration, mais d’en rappeler la conclusion : la pragmaticalisation ne constitue pas un cas particulier de grammaticalisation2. Hansen (2008 : 58-60) et Claridge & Arnovick (2010 : 185-187) arrivent à la même conclusion. Les linguistes (parmi d’autres, Traugott 1995, Brinton 1996, Traugott & Dasher 2002, Dostie 2004, Brinton & Traugott 2005, Marchello-Nizia 2006, Diewald 2006, ou encore Prévost 2011) considérant, à l’opposé, que la pragmaticalisation a à voir avec la grammaticalisation, n’incluent celle-là dans celle-ci qu’à la faveur d’un élargissement de la notion de grammaticalisation (et donc, de la notion de grammaire). Inscrivant cette dernière dans un cadre non plus seulement morphosyntaxique mais cognitivo-communicationnel, ils la redéfinissent comme un mouvement unidirectionnel conduisant non plus à une augmentation de la fusion morphologique et à une perte de liberté syntaxique, suivant la célèbre formule de Givón (1971 : 413) : « Today’s morphology is yesterday’s syntax », mais à un double passage du concret à l’abstrait3 et de l’objectif au subjectif4. Partant, la pragmaticalisation, qui satisfait tous les points définitoires de G2, semble bien constituer « un cas particulier » de celle-ci (Dostie 2004 : 11). Telle qu’elle a été conduite jusqu’à maintenant, la discussion sur les liens de la grammaticalisation et de la pragmaticalisation était de facto aporétique, car les prises de position respectives sont constitutives de l’approche, étroite ou large, choisie pour traiter de la notion de grammaticalisation (et en amont, de la notion de grammaire). Notre contribution entend renouveler et déplacer le débat en montrant que même dans la perspective d’une approche au sens large, cognitivo-communicationnelle, de la grammaticalisation, le rapport d’inclusion de la pragmaticalisation dans G2 ne va pas de soi et qu’in fine, celle-là n’est ni un après (Dostie 2004 : 27), ni une réalisation singulière (Dostie 2004 : 11) de celle-ci. C’est bien parce que nous situons – délibérément – notre propos dans le cadre théorique de G2, que nous en relayons le primitif cognitivo-communicationnel, a priori favorable à l’intégration de la notion de pragmaticalisation dans celle de grammaticalisation (et, plus généralement, à celle de la pragmatique dans la grammaire), que notre démarche nous semble devoir éviter l’écueil de la circularité. Pour rendre compte de l’indépendance des deux notions, nous allèguerons cinq arguments, respectivement d’ordre chronologique (ci-dessous 2), cognitif (3), communicationnel (4), sémantico-terminologique (5) et systémique (6). 2 Argument chronologique Historiquement, le mouvement de pragmaticalisation des unités sources ne s’inscrit pas nécessairement dans la continuité d’un mouvement de grammaticalisation. Contrairement à ce que laisse entendre la littérature, du moins celle plaidant pour une superposition – certes partielle – des deux processus5, il n’en constitue pas systématiquement un “après”, un “aboutissement”. Soit par exemple l’item alors, qui a développé, au cours de son histoire, des emplois grammaticaux et des emplois pragmatiques (cf. Hansen 1998 : 321-355), et dont le sens étymologique indique une circonstance temporelle : alors < à + lors (von Wartburg 1949 in FEW 4, 478b, HORA ; TLF). En français moderne et contemporain, ses emplois se répartissent comme suit : SHS Web of Conferences 1 (2012) DOI 10.1051/shsconf/20120100135 © aux auteurs, publié par EDP Sciences, 2012 Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2012 SHS Web of Conferences Article en accès libre placé sous licence Creative Commons Attribution 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/2.0) 128 ALORS Emplois grammaticaux Emplois pragmatiques CHAÎNE DE GRAMMATICALISATION → Mar- queur de structu- ration du discours Ponctuant d’opéra- tion de parcours Emplois temporels Emplois de transition Emplois consécutifs • Reprend le repère temporel donné dans l’énoncé antérieur J’ai com- mencé mes études de lettres en 1968 . Il n’y avait alors qu’une seule faculté de Lettres […] à Paris. • Marque un dérou- lement temporel en faisant du premier événement la condition de réalisa- tion du second selon le processus de reprise disjonctive Je suis allé à la place du village, alors je l’ai vu arriver. Emploi temporel- causal (configura- tions du type quand X alors Y) Il buvait pas mal aussi, ça créait des états intermé- diaires où ce qui était aigu cessait de l'être. Sauf quand ça basculait, alors là sur une phrase ça partait. Et ça pouvait devenir un peu violent, chez lui, à la maison. Emploi hypothé- tico-causal (configura- tions du type si X alors Y) Si c’est ça l'analyse, alors très peu pour moi ! Emplois mixtes (d’autres configura- tions) Elle lui a dit : Un jour peut venir, une heure peut sonner où le chef de la force matérielle foulera aux pieds la loi et le droit ; alors, toi, homme de la justice, tu te lèveras et tu frapperas de ta verge l’homme du pouvoir. C H A Î N E D E G R A M M A T I C A L I S A T I O N ↓ • Emploi factuel ~ reliant des énoncés J’étais pressé alors j’ai pris le passage interdit. ~ reliant des énon- ciations Ça va bien se passer. Alors, cesse de t’inquiéter. • Emploi inférentiel Les volets sont fermés, alors ils sont partis. Oui bonsoir j’habite en Moselle, alors actuelle- ment il existe une loi sur le travail à mi-temps pour les femmes […]. • Ponctuant d’interro- gation Alors, tu viens ? Tu viens, alors ? • Ponctuant d’exclama- tion Ça alors ! Tableau 1 : emplois de alors en français moderne et contemporain6 Nos enquêtes, effectuées sur un empan chronologique uploads/Management/ pragmaticalisation-et-de-grammaticalisation.pdf

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  • Publié le Apv 16, 2021
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