1 Version de travail de l’article : Le Goff, Joan, « Soumettre le sujet à la no

1 Version de travail de l’article : Le Goff, Joan, « Soumettre le sujet à la norme : les mots d’ordre du management », in Jacqueline Guittard, Émeric Nicolas et Cyril Sintez (dir.), Deleuze face à la norme, Mare et Martin, 2020. *** Les œuvres de Deleuze citées sont référencées selon le système d’abréviations usuellement retenu dans les études deleuziennes : MP = Mille plateaux (avec Félix Guattari), éd. de Minuit, 1990 Pp = Pourparlers, éd. de Minuit, 1990. QQPh = Qu’est-ce que la philosophie ? avec Félix Guattari), éd. de Minuit, 1991. 2 Soumettre le sujet à la norme : les mots d’ordre du management Joan Le Goff Résumé En tant qu’il prétend régir les comportements dans et hors des organisations, le management constitue, avec le droit, un lieu de prolifération intense de la norme. Imposant des modèles et mesurant des régularités, le système gestionnaire ne s’inscrit pas dans une quête de légitimité (où l’important serait le motif de la norme) mais vise l’efficacité de ses dispositifs (soit une orientation vers les effets). Dès lors, ce qui importe n’est pas tant la normalisation que la soumission individuelle à celle-ci, comme si la condition de la performance collective était justement ce modelage du personnel via les process, les objectifs et les conduites. Comment parvenir à cette domestication ? Gilles Deleuze nous offre l’appareillage conceptuel pour saisir ce phénomène et ses conséquences sur la société dans son ensemble, en particulier dans les propositions qu’il avance avec son complice Félix Guattari dans Mille plateaux. En soulignant que les mots d’ordre créent des rapports de force et alimentent des dispositifs de pouvoir, les philosophes élaborent le fil théorique qui permet d’analyser l’empire du management et sa contamination du cœur du langage, en deçà des mots. Mots clés Contrôle – Langage – Management – Mots d’ordre – Normalisation –Typographie *** « Le port d’une ceinture de couleur noire est obligatoire en permanence ». Cette phrase est sans équivoque : il s’agit d’une ceinture et non de bretelles ; cette ceinture n’est ni grise anthracite, ni marron foncé mais « noire » ; le port de cette ceinture n’est pas recommandé, préconisé ou suggéré mais impératif et non pas de temps en temps, un jour sur deux ou fréquemment mais « en permanence ». Il n’y aucune ambiguïté pour celui à qui est destiné cette leçon vestimentaire, offerte à titre gracieux. Ce conseil d’élégance est extrait d’un document de 44 pages rédigé et diffusé en 2010 par la banque suisse UBS à l’attention de ses cadres. Au fil de ce livret illustré, on découvre comment nouer son foulard ou sa cravate, combien de temps il faut laisser reposer des chaussures après les avoir portées ou bien à quelle distance doit être perceptible votre parfum et à quelle distance il ne doit plus l’être. Mais on y apprend aussi la couleur des sous- vêtements que doivent porter ceux qui conseillent la clientèle fortunée de la banque suisse, ce qu’ils ne doivent pas manger le midi, quel bijou ils peuvent porter – d’ailleurs, à toutes fins utiles, il est précisé que la chaîne de cheville est démodée. Lors de sa diffusion, ce dress code a suscité une campagne de presse outrée de la Suisse aux États-Unis, en passant par la France ou la Nouvelle-Zélande1. Cela n’a pas dissuadé UBS ni découragé les autres entreprises de procéder à l’identique – sa voisine la Banque Cantonale de Bâle éditera ainsi un styleguide du même acabit en 2017. Pour autant, officiellement (et légalement), les différences physiques ne comptent pas pour les entreprises 1 O. Perrin, « Le « dresscode » d’UBS, épisode 2 », Le Temps, 16 décembre 2010. 3 tandis que le droit du travail précise que l’on ne peut restreindre les libertés individuelles sans justification. Mais, on le sait, les usages vestimentaires sont très contraignants et les entreprises peuvent invoquer la sécurité, l’hygiène, l’image ou la décence pour imposer des tenues, totalement (uniformes) ou partiellement (dress code) – la deuxième solution étant évidemment plus judicieuse car elle transfère le coût des vêtements à la charge des employés. En France, les procès de personnes licenciées pour avoir porté un bermuda sous une blouse de laborantin (par temps de canicule), pour être venue travailler en survêtement dans une agence immobilière ou vêtue quotidiennement d’un chemisier transparent sans soutien-gorge ont tous été perdus2. Le dress code d’UBS constitue donc un exemple canonique de la volonté de normalisation de l’apparence telle que les entreprises l’expriment avec constance. Est-ce efficace ? En septembre 2011, la banque suisse a annoncé qu'elle avait perdu plus de 2 milliards de dollars, dans une affaire en tous points semblable à celle vécue par la Société générale en 2008. Licencié et poursuivi en justice par son ex-employeur, le trader Kweku Adoboli sera reconnu coupable de fraude et condamné à 7 ans de prison par un tribunal londonien le 20 novembre 2012. Point notable mais peu commenté alors : le jeune banquier se présente à son procès dans des tenues qui respectent très fidèlement le dress code d’UBS. Et, évidemment, on peut noter sur les photos le port d’une ceinture de couleur noire, en permanence. La normalisation managériale : gouverner les conduits individuelles En tant qu’il prétend régir les comportements dans et hors des organisations, le management constitue, avec le droit, un lieu de prolifération intense de la norme. Imposant des modèles et mesurant des régularités, le système gestionnaire ne s’inscrit pas dans une quête de légitimité (où l’important serait le motif de la norme) mais vise l’efficacité de ses dispositifs (soit une orientation vers les effets). Les normes managériales se déclinent en trois catégories : les normes techniques (qui portent sur les process) ; les normes de performance (qui concernent les objectifs) ; et, enfin, les normes de comportement (qui visent les conduites). Dans les trois cas, l’objectif de la normalisation est de satisfaire le mieux (ou le 2 Cass. soc., 12 novembre 2008, n° 07-42.220 ; 6 novembre 2001, n° 99-43.988 ; 22 juillet 1986, n° 82-43.824 Dresscode UBS à l’attention des collaborateurs PKB 4 plus) possible les apporteurs de ressources (i.e. les actionnaires ou, dans une approche moins restrictive, les différentes parties prenantes)3. Parce qu’elles concernent l’élaboration de la prestation (conception, fabrication, distribution, récupération et destruction le cas échéant), les normes techniques semblent le plus souvent indispensables voire inéluctables et paraissent évidentes, comme si elles procédaient de la nature. Or, loin d’être incontestables et permanentes, elles sont le fruit de stratégies inter-organisationnelles, de jeux de pouvoir, d’affrontements concurrentiels voire de rapports de force entre États4. Facultatives et instables, ces normes sont donc aussi peu motivées que les normes de performance qui, quant à elles, fixent des objectifs à atteindre et permettent de contrôler la réalisation du résultat attendu ou annoncé. Niveau de rentabilité d’un investissement ou temps de traitement d’une réclamation procèdent de la même démarche qui consiste à donner une apparence scientifique à une valeur conventionnelle (dans le meilleur des cas) ou autoritaire (le plus souvent) et donnée comme immanente par le subterfuge du juridisme gestionnaire. La dernière famille de normes managériales est inscrite de façon encore plus explicite dans l’arbitraire : les normes comportementales visent à dicter les agissements des individus dans et hors des organisations, là encore afin d’atteindre les objectifs des apporteurs de ressources. Un gestionnaire de patrimoine respectant le dress code de la banque inspirera confiance et sera plus performant que celui dont l’apparence n’a pas été formatée. Toutes ces normes reposent sur un fonctionnement identique : la mise en rapport d’un système de valeurs et d’un ensemble de savoirs subjectifs pseudo-scientifiques. Il en résulte des énoncés normatifs, souvent formalisés, dont le contenu importe moins que la portée. Ce qui est décisif, ce n’est pas tant la normalisation que la soumission individuelle à celle-ci, comme si la condition de la performance collective était justement le modelage des personnes via les process, les objectifs et les conduites. Ce que l’on norme est accessoire, l’acceptation de la norme est cruciale. Ce principe s’incarne de façon symptomatique dans la récurrence des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis les salariés – même si elles sont présentées parfois comme des effets de mode pour en minorer le caractère oppressif. Les directives répétées avec force, même si elles se contredisent, finissent par être respectées sans être questionnées quant à leur sens ou leur bien-fondé. En 2003, les cadres ont découvert les clean desk policies et l’injonction « range ton bureau ! » : UPS, General Motors, Accenture exigent alors des bureaux propres chaque soir car l’ordre rassure, symbolise la modernité et permet le contrôle tout en rendant anonyme et impersonnel l’espace de travail – logique d’autant plus pertinente que le temps passé par un cadre à chercher des documents dans le désordre de son bureau est évalué à 150 heures par an, ce qui au tarif horaire de la population concernée n’est pas négligeable. En 2006, Abrahamson5 (professeur à Columbia) avance l’idée que le capharnaüm est créatif et rentable, source d’innovations et de profits et développe la notion uploads/Management/ soumettre-le-sujet-a-la-norme-les-mots-d-x27-ordre-du-management-deleuze-le-goff-2020.pdf

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  • Publié le Jan 25, 2021
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