L ’année 2005, année de la physique, coïncide, non par hasard, avec le centenai

L ’année 2005, année de la physique, coïncide, non par hasard, avec le centenaire de l’annus mirabilis d’Einstein, l’année 1905, au cours de laquelle il publia cinq articles dont quatre ont décidé du cours ultérieur du développement de la physique. Le plus célèbre est sans aucun doute l’article « fondateur » de la théorie de la relati- vité restreinte (envoyé pour publication en juin), suivi d’un court post-scriptum où se trouve écrite la fameuse relation E = mc2. Le plus cité dans la littérature, envoyé en mai, porte sur le mouvement brownien ; il est à l’origine des expériences effectuées par Jean Perrin en 1908 qui passent pour avoir convaincu les derniers énergétistes de la réalité des atomes. Le plus « révolutionnaire », aux dires d’Einstein lui-même, est l’article sur les quanta de lumière où il propose d’interpréter la loi de Planck (décrivant le rayonnement du « corps noir »), non pas en termes d’ondes (continues) mais en termes de grains d’énergie (disconti- nus), auxquels s’appliquent les méthodes de la mécanique statistique. Il est clair que cette fracassante entrée dans la carrière d’un jeune homme de 26 ans a contribué à la construction du mythe du génie solitaire et marginal, mythe que le com- portement d’Einstein, lorsqu’il fut devenu célèbre, n’a en rien démenti. Le centenaire de l’année 1905 est l’occasion de revenir sur le contexte intellectuel du moment et de remettre en perspective les travaux du jeune Einstein qui, loin d’être l’outsider qu’on a complaisamment décrit, était parfaitement au courant de ce qui se passait dans le monde universitaire auquel ses études le destinaient, même si le marché du travail l’avait placé à un poste subalterne d’ex- pert auprès du Bureau des Brevets de Berne. Pour dépasser le mythe du génie solitaire, il convient de dresser un état des lieux de la physique aux alentours de 1900. Ce tableau per- met de distinguer deux courants épistémologiques majeurs. L’un, dans la lignée des perfectionnements apportés à la théorie électromagnétique de Maxwell par la « physique continentale », met au premier plan le continu ; Hertz, Lorentz et Poincaré en sont les représentants les plus illustres. L’autre est issu des travaux de Boltzmann ; l’atome, particule discrète de matière est au centre de la théorie ; des méthodes statistiques (valeurs moyennes, fluc- tuations, etc.) permettent de « remonter » aux grandeurs macroscopiques de la thermodynamique, définissant un mode de passage du discontinu au continu. La théorie de la relativité d’Einstein est l’aboutissement de ce type de rai- sonnement. La théorie de Poincaré, achevée quinze jours avant l’envoi par Einstein de son manuscrit à Annalen der Physik, est l’ultime perfectionnement apporté à la théorie de Maxwell selon l’autre mode d’appréhension de la nature. Dans ce qui suit, je me propose de développer cette thèse épistémologique, espérant ainsi rendre à Poincaré ce qui est à Poincaré et à Einstein ce qui est à Einstein1. Dans le milieu international de l’histoire des sciences, on n’a pas attendu l’année 2005 pour associer les noms de Poincaré, et Lorentz !, à celui d’Einstein en tant qu’« auteurs » de ce parachèvement de l’électromagnétisme qu’est la théorie de la relativité restreinte. Dès les années 60 – et même avant2 – paraissaient dans les revues spécialisées d’histoire des sciences3, des articles qui, en analysant l’ori- gine de la théorie de la relativité restreinte, textes à l’appui, portaient un sérieux coup à l’image d’Épinal du jeune Ein- stein produisant tout seul, dans son coin, un « travail [qui] semble surgir tout armé » (de son génial cerveau, probable- ment) et dont « la genèse paraît entourée de mystère4 ». On pourra se faire une idée des résultats auxquels ont abouti ces travaux publiés entre 1960 et 1990, en consultant les notes et commentaires rédigés par les éditeurs des Collected Papers of Albert Einstein, en marge du fameux article « fon- dateur » de 1905 « Sur l’électrodynamique des corps en mouvement ». Les Collected Papers représentent la partie éditoriale d’une entreprise plus vaste, The Einstein Project, 4 Einstein et Poincaré, une affaire de principes Article proposé par : Françoise Balibar Histoire des sciences 1. Le monde de la vulgarisation est actuellement en proie à une crise de nationalisme. Deux livres, aux titres évocateurs, « Comment le jeune et ambitieux Einstein s’est approprié la Relativité restreinte de Poincaré » de J. Hladik (Ellipses, 2004) et « La Relativité. Poincaré et Einstein, Planck, Hilbert. Histoire véridique de la Théorie de la Relativité » de J. Leveugle (L’Harmattan, 2004), se font les champions de la réhabilitation de Poin- caré, l’une de nos gloires nationales, aux dépens de l’Allemand Einstein. Ces deux livres font grand bruit mais ne présentent guère d’intérêt. J. Leveugle va jusqu’à imaginer un complot ourdi par les « savants alle- mands » Hilbert et Planck, en vue de « doubler » le Français Poincaré sur le poteau. Ils n’auraient rien trouvé de mieux que d’écrire un article pla- giant Poincaré qu’ils auraient donné à signer à un jeune ambitieux inconnu qui n’avait rien à perdre, Einstein. 2. Cf. l’ouvrage classique d’E. T. Whittaker, A History of the Theories of Aether and Electricity, publié en 1951, ne mentionne jamais Einstein ; la théorie de la relativité restreinte y est désignée comme « la théorie de Poin- caré-Lorentz ». 3. Notamment les revues Historical Studies in the Physical Sciences, Isis et Archive for History of Exact Sciences. Auxquelles il faut ajouter l’Ameri- can Journal of Physics qui, bien que non spécialisé en histoire des sciences, publie des articles qui en relèvent. 4. M. Paty, Einstein philosophe, Paris, PUF, 1994. qui a pour objectif, outre de préparer une édition critique de tous les écrits d’Einstein, d’organiser et de synthétiser, ce qu’il est convenu d’appeler à l’américaine les « études ein- steiniennes ». Les éditeurs procédant par ordre chronolo- gique, c’est en 1989 qu’est paru le second volume5 de cette édition monumentale (où les textes d’Einstein sont en langue originale, en général l’allemand, et les notes et com- mentaires en anglais). L’appareil critique accompagnant dans ce volume n° 2 l’article d’Einstein (paru le 26 sep- tembre 1905 dans la revue Annalen der Physik) reflète donc l’état d’avancement (en 1989) des travaux concernant la genèse de la théorie de la relativité. Je me propose ici, après avoir résumé la teneur de ces notes et commentaires, d’indi- quer dans quelles directions s’est, au cours des quinze der- nières années, de 1989 à 2004, poursuivie la recherche dans ce domaine. Tout le monde sait qu’Einstein, dans son article de 1905, étend le principe de relativité, auquel sont soumis les mou- vements décrits par la mécanique newtonienne, aux lois et phénomènes de l’électromagnétisme : « dans tous les sys- tèmes de coordonnées où les équations de la mécanique sont valables, ce sont également les mêmes lois de l’optique et de l’électrodynamique qui sont valables … nous allons élever cette conjecture, dont le nom sera dans la suite appelé ‘prin- cipe de relativité’, au rang de postulat. ». Einstein est-il le premier à avoir procédé à cette extension et, par là-même, défini ce que l’on appelle aujourd’hui le principe de relati- vité, valable pour toutes les lois de la physique ? C’est une question sur laquelle les éditeurs des Collected Papers res- tent prudents et se gardent bien de conclure. Ils font remar- quer que l’expression « principe de relativité » (tout court, sans référence à aucune limitation de son domaine d’appli- cation) apparaît en deux occurrences dans les écrits de Poin- caré antérieurs à 1905 : dans La science et l’hypothèse (paru en 1902) et dans « L’état actuel et l’avenir de la physique mathématique », conférence prononcée à Saint Louis (USA) le 24 septembre 1904 lors du Congrès International des Sciences et des Arts6. S’agissant de La science et l’hypo- thèse, on sait de façon sûre qu’Einstein a lu cet ouvrage et l’a étudié attentivement à Berne aux alentours de 1903. Poincaré y analyse ce qu’il appelle le « principe du mouve- ment relatif » dont il donne la définition suivante : « Le mouvement d’un système quelconque doit obéir aux mêmes lois, qu’on le rapporte à des axes fixes, ou à des axes mobiles entraînés dans un mouvement rectiligne et uni- forme7 ». Plus loin (p. 281), après avoir exposé la théorie de Lorentz (1895-1904), Poincaré examine la question de savoir si « le principe de relativité est sauf ». Il n’indique pas sa position et se contente de dire que pour « les partisans de Lorentz », la réponse est « oui ». On ne peut pas considérer cette substitution de « principe de relativité » à « principe du mouvement relatif » comme une simple commodité de lan- gage, destinée à alléger l’écriture8. On peut en revanche, sans prendre grand risque, y voir l’indication que Poincaré était prêt à rebaptiser « principe de relativité » ce qu’il avait jusqu’alors appelé « principe du mouvement relatif »… si toutefois, il était démontré (comme il l’espérait) en théorie ou établi expérimentalement que le « principe uploads/Philosophie/ 01einstein-pdf.pdf

  • 38
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager