Narcissisme et fétichisme de la marchandise : quelques remarques à partir de De
Narcissisme et fétichisme de la marchandise : quelques remarques à partir de Descartes, Kant et Marx Par Anselm Jappe Philosophe, Membre associé du groupe de recherche SOPHIAPOL de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense Fétichisme de la marchandise et narcissisme : c’est autour de ces deux concepts, et de leurs conséquences, que va s’articuler ce texte. Son arrière-plan théorique est formé par la critique de la valeur, du travail abstrait, de l’argent et du fétichisme de la marchandise, telle qu’elle a été développée notamment par Robert Kurz et les revues Krisis et Exit ! en Allemagne[1] et par Moishe Postone aux États-Unis depuis la fin des années 1980[2]. Le fétichisme de la marchandise est un concept introduit par Karl Marx dans le premier chapitre du Capital. On l’a souvent voulu comprendre comme une forme de fausse conscience ou une simple mystification. Cependant, une analyse plus approfondie[3] démontre qu’il s’agit d’une forme d’existence sociale totale qui se situe en amont de toute séparation entre reproduction matérielle et facteurs mentaux : elle détermine les formes elles-mêmes de la pensée et de l’agir. Le fétichisme de la marchandise partage ces traits avec d’autres formes de fétichisme, telle la conscience religieuse. Il pourrait ainsi être caractérisé comme une forme a priori. Le concept de forme a priori évoque évidemment la philosophie d’Emmanuel Kant. Cependant, le schéma formel qui précède toute expérience concrète et la modèle à son tour, dont il est question ici, n’est pas ontologique, comme chez Kant, mais historique et sujet à évolution. Les formes données a priori dans lesquelles doit se représenter nécessairement tout contenu de la conscience sont pour Kant le temps, l’espace et la causalité. Il conçoit ces formes comme innées à tout être humain, sans que la société ou l’histoire n’y jouent aucun rôle. Il suffirait de reprendre cette question, mais en enlevant aux catégories a priori leur caractère atemporel et anthropologique, pour arriver à des conclusions proches de la critique du fétichisme de la marchandise. Le fait que la perception du temps, de l’espace et de la causalité varient fortement dans les différentes cultures du monde a été remarqué même par certains kantiens[4]. Cependant, il ne s’agit pas seulement de la connaissance, mais aussi de l’action. Le fétichisme de la marchandise dont parle Marx, et l’inconscient dont parle Sigmund Freud, sont les deux formes principales qui ont été proposées après Kant pour rendre compte d’un niveau de conscience dont les acteurs n’ont pas une perception claire, mais qui les détermine en dernière instance. Mais tandis que la théorie freudienne de l’inconscient a été admise largement, la contribution de Marx pour comprendre la forme générale de la conscience est restée la partie de son œuvre la plus méconnue[5]. Avec les formules du « fétichisme de la marchandise » et du « sujet automate », Marx a jeté les bases d’une conception d’un inconscient à caractère historique et soumis au changement, tandis que l’inconscient de Freud est essentiellement le réceptacle de constantes anthropologiques, voire biologiques. Chez Freud, il est toujours question du rapport entre un inconscient tout court et une culture tout court, et pour lui ce rapport n’a guère changé depuis l’époque de la « horde primitive ». Dans sa théorie, il n’y a pas de place pour la forme fétichiste, dont l’évolution forme précisément la médiation entre la nature biologique, en tant que facteur presque invariable, et les événements de la vie historique. Les rapports entre l’a priori de Kant, l’inconscient de Freud et le fétichisme de Marx ont été rarement l’objet de recherches approfondies. Il faut tenter d’opérer, dans un certain sens, une unification de ces approches, mais sans négliger leurs grandes différences, voire leurs antagonismes – surtout entre Kant, qui annonçait cette nouvelle forme de conscience, et Marx, son premier critique achevé. Souvent, on entend par « sujet » le simple fait qu’il faut toujours un porteur humain de l’action et de la conscience – mais cette définition générique n’explique rien. Ce qu’on nomme habituellement « sujet » n’est pas identique à l’être humain, ou à l’individu : il constitue une figure historique particulière qui est apparue il n’y a pas si longtemps. Qu’est-ce que donc le « sujet » ? Quelle a été son histoire ? Est-il possible d’écrire une histoire des constitutions psychiques parallèle à l’histoire des formes de production, et de comprendre leurs rapports, pour arriver à une compréhension de la « forme sociale totale » ?. Il ne s’agit pas ici d’établir des liens directs entre les formes de pensée – par exemple, les grands systèmes de philosophie – et les rapports des classes et des autres groupes sociaux, comme le faisait le « matérialisme historique ». Celui-ci, invariablement, voyait, dans presque toute la pensée entre le XVIIe et le XIXe siècle, une expression de l’ « ascension de la bourgeoisie » et de ses aspirations à s’affranchir de la domination féodale et cléricale. Ce genre d’analyses n’est pas faux, et il a souvent permis d’obtenir des résultats importants. Mais ce que nous proposons ici concerne un autre niveau – une autre « couche géologique » – de l’histoire de la société bourgeoise. Il s’agit d’un niveau d’analyse qui touche à la constitution du sujet et à ses aspects psychologiques profonds, dans l’espérance qu’on puisse aboutir un jour à une histoire « matérialiste » de l’âme humaine : « matérialiste » non au sens de présupposer une prééminence ontologique de la production matérielle ou du « travail », mais au sens de ne pas concevoir la sphère symbolique comme autosuffisante et l’autoréférentielle. Les œuvres de Descartes et Kant, Sade et Schopenhauer (et bien d’autres) peuvent être considérés comme des étapes dans l’institution du narcissisme et du solipsisme modernes à l’échelle sociale. Ils sont des « symptômes » de l’instauration d’une nouvelle constitution fétichiste qui est en même temps « subjective » et « objective », forme de production et forme de vie quotidienne, structure psychique profonde et forme du lien social. En effet, la formation du sujet moderne, la diffusion du travail abstrait, la naissance de l’État moderne et bien d’autres évolutions se sont déroulées en parallèle, ou, pour mieux dire, ne sont que différents aspects du même processus. Dans ce processus il n’existe pas de hiérarchie prédéterminée des facteurs, et aucun ne « dérive » unilatéralement d’un autre. Un mauvais sujet La forme-sujet n’est pas un invariant de la vie humaine, comme l’est l’individu au sens biologique. Le sujet est une construction culturelle, due à des procès historiques. Cependant, son existence est bien réelle. Il ne s’agit pas d’une erreur d’interprétation, comme le veulent le structuralisme et la théorie des systèmes sociaux. Une différenciation nette entre le sujet (de la connaissance, de la volonté) et l’objet ne va pas « de soi » et n’a pas existé avant la naissance de la forme-sujet moderne, qui a installé une opposition absolue entre ces deux facteurs. Il suffit de penser que dans l’univers religieux, le sujet n’est pas imaginé comme le créateur autonome de son monde : l’homme se croit largement déterminé par des sujets extérieurs, comme les dieux et les esprits. Il partage donc en partie le statut de l’objet. En même temps, la nature n’est pas conçue comme simple objectivité qui obéit seulement à des lois toujours égales, mais est considérée comme une espèce de sujet avec sa propre volonté insondable. Une différenciation entre sujet et objet se trouve dans toutes les cultures humaines, mais ses formes varient grandement. La forme-sujet s’est configurée peu à peu à partir de la Renaissance, et surtout à partir de l’époque des Lumières. Mais elle n’est pas seulement contemporaine de la montée du capitalisme, elle lui est aussi consubstantielle. Sur le point de départ de cette évolution existe un accord général : le sujet est le résultat de la « sécularisation ». L’homme a déclaré – quelque part entre Pic de la Mirandole et Nietzsche – son indépendance à l’égard de Dieu, il est sorti de sa « minorité » (Kant), de son rapport filial aux puissances supérieures, pour devenir adulte et comprendre que c’est lui-même qui constitue et gouverne son monde[6]. Mais est-ce que l’homme « sécularisé » a vraiment laissé 1 derrière lui la métaphysique, a-t-il dépassé, comme un stade infantile, sa confiance dans la religion ? Ou bien la métaphysique a-t-elle seulement changé d’aspect et continue-t-elle à déterminer notre vie ? Le sujet moderne n’est-il pas par aventure le résultat de la transformation de formes passées de fétichisme social ? Le fameuxdésenchantement du monde a été à maints égards un réenchantement du monde. La métaphysique ne se limite plus au monde de l’au-delà : elle s’est infiltrée dans l’ici-bas. Ce faisant, elle n’est même plus reconnaissable comme telle, parce qu’au lieu de constituer un règne à part, elle s’est mêlée aux rapports quotidiens des hommes, à la production et reproduction de leurs vies. Dès le début, la formation historique du sujet ne s’est pas déroulée comme une rupture avec le christianisme, mais comme sa continuation par d’autres moyens. Le dualisme radical uploads/Philosophie/ narcissisme-et-fetichisme-de-la-marchandise.pdf
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- Publié le Sep 03, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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