QUE SAIS-JE ? L'esthétique CAROLE TALON-HUGON Professeur à l'université de Nice
QUE SAIS-JE ? L'esthétique CAROLE TALON-HUGON Professeur à l'université de Nice Quatrième édition mise à jour 11e mille Introduction ’objet de cet ouvrage est l’esthétique comme discipline philosophique. Qu’est- ce que l’esthétique ainsi entendue ? La question est simple en apparence, mais redoutablement difficile en réalité. Le Dictionnaire historique et critique de la philosophie d’A. Lalande (1980) la définit comme la « science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du beau et du laid », mais le Vocabulaire de l’esthétique (1990) en fait « la philosophie et (la) science de l’art » ; plus consensuels, l’Historisches Wörterbuch der Philosophie (1971), l’Enciclopaedia Filosofica (1967) et l’Academic American Encyclopaedia (1993) la définissent comme la branche de la philosophie concernant les arts et la beauté. Si l’on considère les définitions qu’en ont données les philosophes eux-mêmes, on constate aussi des désaccords. Ainsi, Baumgarten la définit comme « science du mode sensible de la connaissance d’un objet » (Méditations, 1735), alors que Hegel en fait la « philosophie de l’art » (Cours d’esthétique, 1818-1830). À cette confusion s’ajoute le sens véhiculé par l’origine du mot : « esthétique » vient du mot grec aisthêsis qui désigne à la fois la faculté et l’acte de sentir (la sensation et la perception), et cette étymologie semble inviter l’esthétique à être l’étude des faits de sensibilité au sens large (les aisthêta) par opposition aux faits d’intelligence (les noêta). L’esthétique est-elle critique du goût, théorie du beau, science du sentir, philosophie de l’art ? De cette cacophonie de définitions ressortent néanmoins deux points. L’esthétique est réflexion sur un certain champ d’objets dominé par les termes de « beau », de « sensible » et « d’art ». Chacun de ces termes en renferme et en implique d’autres, et ces séries se recoupent en plusieurs points ; « beau » ouvre sur l’ensemble des propriétés esthétiques ; « sensible » renvoie à sentir, ressentir, imaginer, et aussi au goût, aux qualités sensibles, aux images, aux affects, etc. ; « art » ouvre sur création, imitation, génie, inspiration, valeurs artistiques, etc. Il serait toutefois faux de croire qu’il y a là des thèmes immuables de l’esthétique. Celui de goût, par exemple, apparaît au XVIIe siècle, connaît une longue éclipse au XIXe, fait l’objet d’un regain d’intérêt au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Ces thèmes eux-mêmes ont une histoire qui est celle de leur traitement L théorique. Néanmoins, du point de vue transhistorique où nous nous plaçons ici, il est possible de dire que cette sphère des objets de l’esthétique est très large, mais non illimitée. Une des questions que nous aurons à traiter sera celle du caractère oui ou non composite de cet ensemble et de la connexion des trois notions matricielles auxquelles on peut rapporter ses éléments. Existe-t-il un lien fort entre ces objets, qui ferait l’unité souterraine de l’esthétique par-delà la diversité des définitions qui en sont données, ou leur réunion est-elle accidentelle ? Il est impossible toutefois d’en rester à une approche de l’esthétique par ses objets, car certains d’entre eux, et tout particulièrement ceux relatifs à l’art, sont aussi les objets d’autres disciplines comme la critique ou l’histoire de l’art, qui naissent précisément à la même époque que l’esthétique (sans parler des plus récentes sciences humaines occupées par la question : sociologie de l’art, psychologie de la création, sémiologie des œuvres, etc., dont certains considèrent aujourd’hui qu’elles signifient la disparition de l’esthétique par éclatement et dissolution – question qui sera abordée en conclusion de cet ouvrage). Il faut donc faire intervenir un autre critère. Celui-ci constitue le deuxième point qui ressort des définitions citées plus haut : l’esthétique est une discipline philosophique. L’esthétique se distingue de l’histoire de l’art et de la critique par son caractère conceptuel et général : sa tâche n’est pas de rendre compte et d’ordonner les œuvres du passé, ni de juger des œuvres du présent. L’esthétique est une démarche discursive, analytique, argumentée permettant des clarifications conceptuelles. Ce qui ne signifie pas qu’elle est réservée aux seuls philosophes patentés : lorsqu’ils répondent à ces exigences, les écrits du poète (pensons à l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci de Valéry, 1894), du critique (Art de Clive Bell, 1914, par exemple), de l’historien de l’art (citons seulement L’Art et l’Illusion de E. H. Gombrich, 1960), relèvent bien de l’esthétique. Définir l’esthétique par une démarche et par un champ d’objets n’est cependant pas encore suffisant. En effet, le terme d’« esthétique » n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, sous la plume de Baumgarten qui propose le substantif d’abord en latin (aesthetica) dans ses Méditations philosophiques (1735), puis en allemand (die Äesthetik) dans son Aesthetica, en 1750. Mais l’invention du nom ne signifie pas l’invention de la réflexion sur le beau, le sensible ou l’art. Sinon, il faudrait exclure de l’esthétique le Traité du beau de Jean-Pierre de Crousaz (1715), comme l’Enquête sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu d’Hutcheson (1725), ou le Temple du goût de Voltaire (1733). Baumgarten n’invente donc que le mot. Cependant, de combien de temps la naissance précède-t-elle le baptême ? D’un demi-siècle ou de deux mille ans ? Si l’on considère que l’apparition de l’esthétique ne coïncide pas avec sa dénomination, pourquoi ne pas faire remonter cette naissance aux débuts de la philosophie et inclure dans la discipline esthétique l’Hippias majeur de Platon, la Poétique d’Aristote ou l’Ennéade, I, 6 de Plotin sur le beau ? Les auteurs de l’Antiquité auraient fait de l’esthétique comme Aristote a fait de la métaphysique : en réfléchissant sur l’être, mais sans disposer d’un nom pour désigner ces réflexions. Comme les successeurs d’Aristote baptisèrent du nom de « métaphysique » les ouvrages venant après (meta) ceux de physique, ne faut-il pas baptiser rétroactivement « esthétique » sa Poétique ? Que vaut une telle dénomination rétrospective ? On le voit, s’il est simple de dater l’apparition du mot, il est beaucoup plus difficile de dater l’apparition de l’unification des réflexions sur le beau, le sensible et l’art en une discipline. Il y a là une question non pas historique, mais philosophique. On verra que c’est bien au XVIIIe siècle qu’est née l’esthétique. Car, pour que la discipline « esthétique » puisse apparaître, il fallait non seulement des objets et un certain type d’approche, mais il fallait encore un certain nombre de conditions, et c’est à cette époque que ces conditions furent réunies. S’est mise en place dans la culture occidentale au début de l’âge classique (vers le milieu du XVIIe siècle) une nouvelle epistêmê, c’est-à-dire un certain ordonnancement des idées transcendant les consciences individuelles, qui constitue le fond sur lequel l’esthétique (mais aussi d’autres disciplines neuves – comme la critique ou l’histoire de l’art – ou des formes neuves de disciplines anciennes – la nouvelle physique mécaniste notamment) peut naître. Dans cette nouvelle epistêmê se lient, d’une manière absolument inédite le sensible, le beau et l’art. Le XVIIIe siècle invente donc et le mot et la discipline. Mais cette double apparition est très complexe comme on le verra : l’inventeur du mot n’est pas celui de la discipline ; le champ disciplinaire a existé avant le mot et, après l’introduction du mot, ce champ a existé sans lui (Kant n’emploie pas ce terme pour désigner l’entreprise de sa Critique de la faculté de juger). Il y a donc là une période complexe, d’une part parce que la discipline ne naît pas de manière définitive et incontestable dans une œuvre particulière, mais éclôt simultanément dans certains écrits d’essayistes et de philosophes en France, en Angleterre, en Écosse et en Allemagne, et d’autre part parce que cet avènement multiple n’est pas exempt de malentendus et de faux départs. Sur fond de l’epistêmê qui l’a rendue possible, qu’est-ce exactement que l’esthétique ? Est-elle critique du goût comme le pensait le XVIIIe siècle français et anglais ? Théorie du sensible comme le voulait Baumgarten ? Philosophie de l’art comme l’affirme largement le XIXe siècle ? Est-elle pensée de l’être comme le dit la phénoménologie, ou élucidation critique des concepts esthétiques comme le veut la philosophie analytique ? Pascal écrivait que « les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l’on nomme et non pour en montrer la nature ». C’est pourquoi les prétendues « définitions de choses » sont des « propositions sujettes à contradiction » et que les seules définitions humainement possibles sont « des définitions de noms » (De l’esprit géométrique). Si les défini- tions qui prétendent dire la nature de la chose – en l’occurrence, la nature de l’esthétique – sont sujettes à contradiction, c’est qu’il n’y a pas d’essence transhistorique de la discipline. « Esthétique », dans le vocabulaire de Wittgenstein cette fois, est un « concept ouvert ». L’esthétique, c’est l’ensemble des sens qu’on a donnés à ce mot lorsque l’epistêmê a rendu la discipline possible. Entre ces différents sens proposés, il est impossible de trancher en se référant à une prétendue essence de la discipline. Le sens uploads/Philosophie/ 3770-l-x27-esthetique-talon-hugon-carole.pdf
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- Publié le Mar 09, 2021
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