Vincent Descombes, “L’idée d’un sens commun” (2002) Introduction Une édition él
Vincent Descombes, “L’idée d’un sens commun” (2002) Introduction Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Descombes, “L’idée d’un sens commun”. Un article publié dans la revue Philosophia Scientiae, Paris, 2002, Vol. 6, Cahier 2, L’usage anthropologique du principe de charité, sous la direction d’Isabelle Delpla, éditions Kimé, pp. 147-161. [Autorisation formelle accordée, le 21 décembre 2005, par M. Vincent Descombes, directeur d’études, École des Hautes Études en Sciences sociales, [EHESS], Paris]. Abstract Les philosophies du sens commun Le principe de charité L’origine herméneutique du principe de charité Les présupposés de la communication selon Wittgenstein Principe de charité et droit naturel Vincent Descombes (2002) “L’idée d’un sens commun” Abstract This paper attempts to locate current theories about the “ principle of charity ” within a tradition of thought dealing with the anthropological problem : what is the right way to gain an understanding of other languages, other cultures, other languages ? Traditionally, the answer has been provided by a philosophical doctrine of common sense (all human beings share the same forms of exercising their rational powers). Quine’s radical translator and Davidson’s radical interprator belong to such a tradition, which does not seem to take into account the facts of human diversity. However, a common sense philosophy inspired by Vico and Wittgenstein should be able to make room both for “ charity ” (by means of a general common sense shared by all human beings) and for the diversity of forms of life (expressed in local particular common senses within each culture). Vincent Descombes “L'idée d'un sens commun” Je traiterai du principe de charité sous l'angle d'une réflexion sur la philosophie du sens commun. J’expliquerai d’abord ce que signifie : poser la question d’un sens commun. J’en viendrai ensuite aux diverses raisons qui ont été données d’adopter un “ principe de charité ” à l’égard des propos qui nous sont tenus par un interlocuteur. Les philosophies du sens commun Une philosophie du sens commun est une doctrine qui veut établir la nécessité de reconnaître comme un fait et de poser comme une condition de toute pensée rationnelle qu’il existe un ensemble de croyances soustraites à toute mise en question. Ainsi, Wittgenstein nous invite plusieurs fois, dans sa réflexion sur la pratique langagière, à prêter attention à des faits (contingents) tels que l’absence de désaccord entre calculateurs sur les résultats de la plupart des calculs, ou encore de désaccords entre simples mortels sur la couleur de tel ou tel objet. S’il n’en allait pas ainsi, si l’accord était toujours précaire ou incertain, alors, soutient Wittgenstein, nous n’aurions pas d’emploi pour nos descriptions “ calculer le résultat d’une opération ” ou “ chercher un objet de telle couleur ”. Et cela veut dire que le fait contingent de l’accord (Übereinstimmung) entre les hommes est aussi la condition de l’exercice de certaines activités qu’on peut qualifier de “ pratiques de la raison [1] ”. Quelles sont ces activités de la raison et pourquoi leur exercice serait-il soumis à la condition d’une participation à un sens commun ? Ici, la réponse varie selon qu’elle est donnée avant ou après le “ tournant linguistique ” de la philosophie, c’est-à-dire l’accent mis sur le fait que nos pensées nous sont données dans une forme d’expression langagière. Avant ce tournant, cette activité était celle du raisonnement, dont le sens commun, faisant office de lumen naturale, devait fournir les principes. Pour pouvoir tirer des conclusions, il faut disposer de prémisses, et les seules données acceptables d’un point de vue rationnel, soutenait-on, ce sont les données évidentes, les données de la raison elle-même (qu’on les trouve dans de grands axiomes métaphysiques ou dans d’humbles vérités sensibles). C’est ainsi que la philosophie dite du common sense entendait sous ce terme une faculté personnelle de reconnaître l’évidence des grandes vérités et des grands principes. Faculté personnelle, et pourtant partagée par tout homme. Chaque être humain pouvait consulter le sens commun en lui-même et y trouver des données rationnelles, donc universelles. Depuis le tournant linguistique, les philosophies du sens commun sont devenues des philosophies de la communication. Elles posent un sens commun (sous ce nom ou sous un autre) comme une condition sans laquelle la communication est impossible entre des interlocuteurs. Pour que la communication soit possible, il faut que les interlocuteurs s'entendent déjà sur quelque chose ou qu’ils s’accordent en quelque chose. Il est nécessaire que les interlocuteurs s'entendent, oui, mais sur quoi ? Autant de conception du consensus, autant de philosophies du sens commun. Je me propose de défendre l’idée suivante : les doctrines contemporaines du principe de charité proposent en réalité une philosophie du sens commun, c’est-à-dire une solution au problème d’un exercice de rationalité. Mais cette philosophie marquée par un naturalisme trop sommaire manque de pertinence anthropologique, de sorte qu’il faut, selon moi, lui préférer celle qu’on peut emprunter à des auteurs comme Giambattista Vico ou Wittgenstein. Le principe de charité Dans la philosophie contemporaine, le principe de charité intervient dans le cadre d’une réflexion sur ce que serait pour un être humain (tel que moi) la rencontre radicale d’un autre être humain. J’ai parlé au conditionnel, mais certains philosophes estiment pourtant qu’une telle rencontre peut se produire pour chacun de nous de deux façons : lorsque le nouveau-né sort de l’enfance (infantia) en apprenant à parler sa langue maternelle, ou bien alors à l’occasion d’une enquête anthropologique si cette dernière porte sur une société entièrement coupée de celles avec lesquelles nous avons déjà eu des échanges. Dans ce dernier cas, on pourra parler d’une “ enquête radicale ”. Soit une situation quelconque d'interlocution : quelqu'un s'adresse à moi dans sa langue (quelle qu'elle soit). Que suis-je en droit de supposer dès l'instant où j'ai admis que l'événement auquel je viens d'assister est celui de quelqu'un (me [2]) disant quelque chose dans sa langue ? L'idée du principe de charité se ramène au fond à ceci : si j'accepte de tenir mon vis-à-vis pour quelqu'un capable de parler, je dois interpréter ce qu'il dit (ou ce qu'il fait) dans un sens “ charitable ”, c'est-à-dire en lui supposant suffisamment de rationalité pour ne pas tenir des propos absurdes ou inexplicables. Le principe de charité revient donc à poser un sens commun : si mon interlocuteur est un être humain, il émet des pensées intelligibles ou rationnelles, car c’est le seul sens que nous puissions donner au mot “ pensée ”. En ce sens, Quine et Davidson ont posé un sens commun, et ils l’ont fait à partir d’une réflexion sur les conditions spéciales dans lesquelles devrait travailler un enquêteur radical. Pourtant, leur déduction [3] du sens commun ne paraît pas satisfaisante. Comme on sait, Quine suppose qu'un ethnographe doive “ traduire ” les paroles d'un indigène dont il ne connaît pas du tout la langue. Cet enquêteur va le faire en supposant que l'indigène dit la même chose que lui dans des situations permettant de déterminer le contenu du discours de l'indigène à partir du milieu naturel. Par exemple, l'indigène dira (dans sa langue) “ un lapin ! ” dans le cas où, voyant passer devant nous quelque chose, je suis disposé à dire “ un lapin ! ”. La “ traduction radicale ” que pratique cet ethnographe est donc fondée sur un principe de charité. Et ce serait manquer à ce principe que de faire dire à l'indigène des choses que je trouverais moi-même déraisonnables de dire à cette occasion. On notera que le principe de charité nous fait poser un sens commun objectif (un ensemble de croyances que les gens partagent) et pas seulement un sens commun subjectif (une simple faculté de l’esprit) [4]. Or il est douteux que le principe de charité, dans la version de Quine, permette réellement de déterminer un sens commun de l’humanité. Certes, le “ traducteur radical ” invoque un sens commun objectif chaque fois qu'il écarte une interprétation aberrante au nom du principe de charité. Grâce à ce principe, l'idée d'un sens commun universel reçoit un contenu. Malheureusement, le contenu dont il se dote reste celui d'une forme naturelle de vie humaine plutôt que d'une forme civile. Le principe nous commande de supposer que les indigènes sont raisonnables, c'est-à-dire qu'ils observent la même logique que nous et qu'ils portent les mêmes jugements que nous sur des matières qui non seulement sont à la portée de tout le monde (comme disait Lachelier [5]), mais encore tombent sous le sens. Il s'agit par exemple de savoir s'il pleut ou si c'est bien un lapin que nous avons devant nous (et non un chat). Le principe de charité ainsi entendu fait abstraction de tout ce qui est d'ordre moral : institutions, modèles de conduite, éducation à la vie humaine telle que les intéressés la comprennent. Pour le dire dans les termes de la petite fable de Quine, les indigènes sont traduits (ou interprétés) par référence à un arrière-plan commun à l'observateur et au peuple étranger qui est “ la jungle ”. Pourtant, aucune société humaine ne vit tout simplement dans la nature uploads/Philosophie/ vincent-descombes-l-x27-idee-d-x27-un-sens-commun.pdf
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- Publié le Jui 09, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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