Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès 133 Longtemps, le dévelop
Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès 133 Longtemps, le développement de la technique s’est fait quasiment sans bornes ni limites. Le présupposé d’un progrès, à la fois fi n (but de l’action technique) et produit (résultat obtenu grâce à son intervention), lui conférait un pouvoir sou- verain. Conçue comme autorégulatrice et, de plus en plus, comme autofi nalisée, la technique a répondu à sa propre expansion ou à des besoins par elle-même créés, dans une logique de surenchère, ou dans une forme de fascination narcis- sique, sans réfl échir aux conséquences, parfois tragiques, de certains de ses déve- loppements. Les nombreuses dérives déjà constatées (eugénisme, catastrophes ou armes nucléaires, pollution et extinction des ressources naturelles) témoignent de ce statut de quasi transcendance acquis par la technique et aujourd’hui seule- ment, partiellement contesté. De plus en plus, l’écart manifeste entre le prétexte du développement technique, le progrès, et la réalité de ses effets, qui peut être celle d’une dégradation de l’environnement, d’une aliénation de l’homme, d’une destruction des ressources ou du cadre de vie de certaines populations, nous amène à nous interroger sur les limites morales, politiques, juridiques à imposer à ce pouvoir démiurgique. Désormais, le progrès technique n’est donc plus néces- sairement assimilé à un progrès pour l’être humain, il peut constituer une menace pour sa liberté, son autonomie, son intégrité corporelle, et plus radicalement pour son humanité. À moins peut-être d’envisager une nouvelle humanité créée par la technique comme le summum du progrès, perspective que certains défen- dent aujourd’hui. L’enjeu contemporain est celui d’une « critique de la raison technique » : analyser l’impératif matériel d’un développement technique et ses conditions de possibilités, le repenser dans le cadre d’une rationalité non plus seulement pratique, effi ciente mais obéissant également à des considérations éthiques. Il est donc important de souligner la différence entre l’essor, c’est-à-dire un déve- loppement toujours croissant des techniques et des technologies et leur emprise de plus en plus grande sur les actions des hommes, et un progrès considéré selon une perspective plus large que celle du rendement, de la productivité, de l’effi ca- cité concrète. La réfl exion contemporaine se doit de penser la technique dans un cadre moins restreint que celui de l’économie ou de l’industrie, de l’analyser autre- ment que selon des enjeux matériels ou fi nanciers. Il faut aussi en évaluer le coût écologique et humain. À partir du constat des effets secondaires de la technique 4 L’essor technologique et l’idée de progrès MISE AU POINT 134 Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès sur les hommes et sur l’environnement, on serait presque tenté de parler de dom- mages collatéraux pour désigner les dommages inévitables ou les préjudices liés à son développement. Préjudices sur les hommes, qui font les frais d’un développe- ment technique apparemment irréfl échi et incontrôlé, bien qu’en réalité, il soit souvent évalué mais avec cynisme et opportunisme, dans une perspective égoïste du profi t et à court terme. Atteintes irréversibles sur l’environnement, c’est-à-dire destruction à plus ou moins long terme par l’être humain des conditions de pos- sibilités de sa propre survie. Le paradoxe de l’essor de la technologie, censée seconder l’homme naturellement vulnérable, serait fi nalement d’en accélérer la disparition. I. L’HOMME PROMÉTHÉEN La technique, spécifi cité de l’homme, par sa diversité et sa complexité, est à l’ori- gine l’une de ses fi ertés. Elle manifeste sa capacité à renverser sa vulnérabilité naturelle face aux autres animaux, son absence de défense, en une force. Elle témoigne d’une souplesse et d’une puissance d’adaptation de son intelligence, qui se révèle ainsi fabricatrice avant d’être spéculative. Du mythe à l’analyse anthro- pologique, les discours sur la technique soulignent son importance dans le déve- loppement des capacités corporelles et intellectuelles de l’être humain. A. L’homme nu et la technique La technique est souvent défi nie en premier lieu comme l’ensemble des moyens mis en œuvre par les hommes pour s’affranchir des nécessités et des contraintes naturelles. Elle permet à l’homme de se soustraire à l’empire de la nécessité auquel obéissent les animaux et lui confère ainsi une certaine liberté. Mais la réfl exion sur la technique se dessine aussi, de manière plus confuse et sans doute plus irréfl échie sur l’arrière-fond de l’angoisse de mourir. En effet, la technique permet à l’homme de se défendre, de pallier sa vulnérabilité naturelle d’homme nu, sans armure. Cette représentation orientée de la technique s’enracine dans un mythe fondateur, le mythe de Protagoras. 135 Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès L’exemple à savoir : le mythe de Protagoras Dans son ouvrage intitulé Protagoras, du nom du sophiste grec qui, dans ce dialogue, fait le récit du vol du feu par le titan Prométhée, Platon propose une interprétation philosophique de ce mythe des origines. D’après la mythologie, les dieux confi èrent à Prométhée (littéralement celui qui réfl échit avant) et son frère Épiméthée (celui qui réfl échit après) la répartition équitable des qualités aux êtres vivants. Mais Épiméthée « gaspill[a] le trésor des qualités au profi t des êtres privés de raison » et les hommes se trouvèrent fort dépourvus : « Les autres races sont harmonieusement équipées et l’homme est nu, sans chaussu- res, sans couverture, sans arme. Prométhée, devant cette diffi culté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artiste de Héphaïstos et d’Athéna et en même temps le feu, car, sans le feu, il était impossible que cette habileté fût acquise par personne, et il en fi t présent à l’homme » (Protagoras, 320 d-321 d). L’apparition de la technique et sa maîtrise par les hommes s’enracinent, dans l’imaginaire mythologique, dans un vol, un empiètement du savoir et du pou- voir des hommes sur ceux des dieux. Par le feu, l’homme, nu, sans qualité, devient potentiellement l’égal des dieux dont il emprunte le savoir-faire. Le fantasme d’un pouvoir transcendant affl eure déjà. La technique est ce qui dif- férencie les hommes des animaux, les hisse au-dessus d’eux et renverse leur fragilité naturelle en puissance démesurée. Elle fait apparaître l’iniquité et s’inscrit d’emblée dans une relation de pouvoir et de domination. B. Le corps, premier objet technique Le premier instrument technique dont dispose l’homme est son propre corps. Plus exactement, c’est l’homme qui fait de son corps un instrument technique et la maîtrise de celui-ci n’est pas sans rapport avec le développement de son intelli- gence. Mais est-ce parce que l’homme est intelligent qu’il déploie une technique d’abord corporelle puis à l’aide d’outils ou est-ce le besoin pratique, la nécessité concrète qui stimule l’intelligence humaine ? L’homme est-il avant tout un Homo sapiens, dont la caractéristique principale serait sa capacité à penser ou est-il plu- tôt un Homo faber, doué de la capacité de fabriquer ? Intelligence théorique, intel- ligence pratique, la technè est au cœur des enjeux défi nitionnels de l’être humain 136 Chapitre 4 L’essor technologique et l’idée de progrès et la question de son rôle dans le développement humain, d’abord posée par Aris- tote, est aujourd’hui examinée sous un nouveau jour, grâce aux travaux des anthropologues et des paléontologues. 1. La main de l’homme Dans son texte intitulé Des parties des animaux (IVe siècle av. J.-C.), Aristote s’ap- puie sur des données biologiques et anatomiques pour proposer une comparaison et une analyse des possibilités physiques des différents animaux et, parmi eux, de l’homme. Dans un passage consacré à la main de l’homme (687 a), il se souvient du mythe de Protagoras et le cite pour le contester : « Ainsi ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien doté des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre). L’homme n’est pas le plus vulnérable des êtres, il est au contraire, par son indé- termination naturelle, l’être privilégié. C’est cette absence de prédisposition technique naturelle qui précisément rend l’homme capable de s’approprier des techniques très différentes. » L’erreur à éviter : Le corps et l’intelligence de l’homme Dans ce même passage, Aristote s’oppose à Anaxagore, philosophe présocrati- que, en des termes qui prêtent au contresens : « Anaxagore prétend que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel, plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est le plus intel- ligent. » Ce qu’Aristote défend dans ce passage, ce n’est pas que le corps serait la mani- festation concrète d’une certaine intelligence et qu’un homme qui naîtrait sans mains serait un imbécile. Ce qu’il dit ici, de manière elliptique, c’est que les potentialités de la main ne s’actualisent que grâce à l’intelligence, autrement dit que la diversité des usages de la main est développée par l’intelligence humaine. Anaxagore défend l’idée que la complexité corporelle, comme celle de l’articulation des mains, témoigne de la supériorité naturelle de l’homme et de son intelligence. Le degré d’organisation pourrait selon lui servir de mesure au degré d’évolution d’un être, donc au degré de développement de son intel- uploads/Philosophie/ 7272-chap04-cultureg 2 .pdf
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- Publié le Aoû 24, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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