Anselm Jappe – L'argent nous pense-t-il ? 1/13 L'argent nous pense-t-il ? Pourq

Anselm Jappe – L'argent nous pense-t-il ? 1/13 L'argent nous pense-t-il ? Pourquoi lire Sohn-Rethel aujourd'hui ? * Anselm Jappe Cette première édition française en volume de textes du penseur marxiste allemand Alfred Sohn- Rethel (1899-1990), trente-cinq ans après leur publication originale, est assez tardive, mais elle se justifie : avec une partie de sa réflexion, et surtout avec les questions qu'il pose, Sohn-Rethel est un des rares marxistes qui ont encore quelque chose à nous dire pour comprendre le XXIe siècle [1]. D'abord, parce qu'il a repris, dans l'ensemble de la théorie de Marx, le noyau le plus valable et le plus profond : l'analyse de la logique de la valeur et de la marchandise. Sohn-Rethel avait bien compris – à une époque où presque personne n'y arrivait – que selon Marx la caractéristique la plus essentielle du capitalisme est l’« abstraction » qu'il fait subir à la vie sociale. Avec le terme d'« abstraction réelle », Sohn-Rethel a donné une contribution très importante à l'élaboration de la critique du fétichisme de la marchandise, même si – comme nous le verrons – son refus de ramener l'« échange abstrait » au « travail abstrait » – comme le fait Marx lui-même – a gravement limité la portée de ses intuitions. Toutefois, le véritable objectif de Sohn-Rethel était tout autre : donner une explication historique et matérialiste des formes mêmes de la connaissance, en analysant surtout la première apparition de la pensée philosophique en Grèce, la naissance de la science moderne avec Galilée et les formes a priori de Kant. Si aujourd'hui, après des décennies de théories postmodernes et déconstructivistes, féministes et postcoloniales, cette « profanation » des catégories « pures » de l'entendement peut paraître moins sacrilège qu'aux temps où Sohn-Rethel a conçu ses idées, toujours est-il que Sohn-Rethel – comme nous le verrons mieux – ne relativise pas ces catégories en les noyant dans une marée de « constructions ». Il les ramène plutôt à l'action aveugle de ce qui continue, depuis deux mille cinq cents ans, à gouverner les sociétés : l'argent. Et cette critique de l'argent est aussi « taboue » aujourd'hui qu'elle l'était dans les universités allemandes à l’époque de Husserl et de Heidegger. Quelle est cette théorie que Sohn-Rethel, « compagnon de route » de Theodor W. Adorno et de la « Théorie critique », a élaborée, avec une persévérance remarquable, pendant presque soixante-dix ans ? Il s'attaque essentiellement à une des grandes questions de la philosophie : quelle est l'origine des formes de la conscience, de ces « grilles » qui permettent à chaque individu d'organiser les données multiples que lui fournit la perception sensible ; formes dont les plus importantes sont le temps, l’espace et la causalité ? La possibilité d'organiser le chaos des impressions spontanées en un ensemble sensé doit, évidemment, précéder ces impressions et ne peut pas en dériver. Ce fut le problème « classique » de la philosophie, au moins entre Descartes et Kant. Deux réponses principales furent données, et elles dominent la réflexion philosophique jusqu'aujourd'hui : ou bien ces catégories sont elles-mêmes d'origine empirique, résultats de la constance de l'expérience, mais sans validité absolue, et sans la possibilité d'en déduire des jugements a priori que chacun doit admettre, sans recours à l'expérience. C'est la réponse empiriste de David Hume à Paul Feyerabend. Ou bien on présuppose une structure ontologique, pratiquement innée, de l'homme, qui en tous temps et en tous lieux organise de la même manière a priori un matériel qui est inconnaissable en tant que tel. C'est, bien sûr, la solution proposée par Kant [2]. Or, Sohn-Rethel avance une troisième possibilité : l'origine des formes de la conscience (et de la connaissance) n'est ni empirique ni ontologique, mais historique. Les formes de la pensée, ces « moules » dans lesquels doivent être coulées les données particulières, ne dérivent pas – c'est le noyau de la théorie de Sohn-Rethel – de la pensée elle-même, mais de l'action humaine. Non de l'action en tant que telle, comme catégorie elle-même philosophique et abstraite, mais de l'action historique et concrète de l'homme. Les formes de la pensée – donc l'intellect, différent des simples contenus de la conscience – sont chaque fois l'expression d'une époque dans les rapports sociaux des hommes ; à l'intérieur de ce contexte, elles ont cependant une validité objective. Cette perspective sur l'histoire de la pensée est évidemment une application du principe que ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être social qui détermine la conscience. Ce principe, énoncé initialement par Ludwig Feuerbach, est, bien sûr, celui du « matérialisme historique ». À ce propos, Sohn- Rethel tient tout de suite à préciser qu'il ne s'agit pas d'un simple renversement, parce que ce n'est pas l'être de la nature, mais l'être social, la vie en société, qui détermine la conscience. Cette distinction sera capitale dans sa théorie. Marx n'a pas fait précéder son œuvre d'une théorie de la connaissance. Comme le disait Adorno, « [Marx], par dégoût des disputes académiques, exerça sa rage parmi les catégories de la théorie de la connaissance comme dans le magasin de porcelaine du dicton [3] ». Comme l'avait déjà démontré Hegel, la Anselm Jappe – L'argent nous pense-t-il ? 2/13 séparation entre la méthode et le contenu, l'« application » d'un procédé présumé universel à des matières particulières, est incompatible avec la méthode dialectique. Naturellement, cela ne veut pas dire que Marx n'a pas donné une contribution à la théorie de la connaissance. Tout au contraire : selon Sohn-Rethel, l'analyse marxienne de la marchandise était la première explication de l'origine historique d'une pure forme (l'abstraction), tandis que jusqu'alors, la forme, et surtout la forme conceptuelle, passait pour n'être « pas déductible dans l'espace et dans le temps [4] ». Cependant, ces analyses – qui constituent le point de départ de Sohn-Rethel – restaient implicites chez Marx. Ses successeurs, à partir d'Engels, en ont tiré une méthode, appelée « matérialisme historique [5] », parfois élargi à un « matérialisme dialectique » qui préten- dait expliquer même les événements naturels [6]. Engels, Lénine, Plekhanov et beaucoup d'autres soutenaient la thèse – assez simpliste – que la connaissance scientifique est un « reflet » objectif de la réalité extérieure, un « reflet » qui se perfectionne au long de l'histoire, tandis que la culture, la philosophie, la religion, etc., ne seraient qu'une « superstructure » par rapport à la « base » économique : elles ne seraient que des « idéologies » dans lesquelles les différentes classes sociales représentent leurs intérêts matériels, « prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout [7]». Par rapport à cette explication matérialiste des contenus de la conscience, Sohn-Rethel se propose d'analyser – toujours dans le cadre du matérialisme historique – un niveau plus profond, celui des formes mêmes qui structurent la conscience ; la théorie marxiste, elle aussi, a toujours présupposé ces formes comme une simple donnée universellement humaine. Sohn-Rethel entend donc combler une importante lacune dans le marxisme, et dans la pensée de Marx lui-même [8]. Il est convaincu qu'il ne s'agit pas d'un problème érudit, mais d'une contribution à la « lutte des classes », et que le marxisme « transforme les questions insolubles de la théorie en questions solubles de la praxis [9] ». Ce qui l'intéresse est la genèse : la genèse de ce qui apparemment n'en a pas, parce qu'il se présente comme existant toujours et partout ; et il veut également expliquer la genèse de cette apparente absence de genèse. Sohn-Rethel a été un des rares marxistes qui a basé sa lecture de Marx sur l'analyse de la forme- valeur. C'est avec celle-ci que Marx commence Le Capital ; pourtant, le marxisme traditionnel l'a toujours considérée comme une simple définition préliminaire, sans savoir y reconnaître le véritable fondement de la critique marxienne des catégories de base de la société marchande [10]. Sohn-Rethel y puise surtout la notion d'abstraction dans l'échange : pour pouvoir échanger deux marchandises, il faut les comparer à une troisième marchandise. On présuppose alors qu'elles sont toutes les trois des expressions, déterminées quantitativement, d'une substance commune à toutes, et pour déterminer celle-ci, on « fait abstraction » des qualités concrètes des marchandises et de leurs usages concrets possibles. Mais pour Marx, ce « troisième élément », commun à deux marchandises différentes, est constitué par le travail, et précisément par le travail considéré sans égard à son contenu, comme simple temps nécessaire pour la production de la marchandise en question (c'est ce que Marx appelle le « travail abstrait », ce qui désigne le côté abstrait du travail – et non un autre type de travail). Ici, Sohn-Rethel ne suit pas Marx, mais voit surgir l'abstraction d'une autre source : la séparation entre l'« acte d'usage » et l'« acte d'échange ». Dans ce dernier, on « fait abstraction » de l'usage, au sens qu'on le reporte, qu'on y renonce pour le moment. L'échange forme une réalité à part, séparée par rapport au travail et à l'usage. uploads/Philosophie/ a-jappe-l-argent-nous-pense-t-il-sohn-rethel.pdf

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