1 Mohammed Chaouki ZINE ‘Abdurrahmān Badawī 2 Sommaire Préambule Une vie : de l

1 Mohammed Chaouki ZINE ‘Abdurrahmān Badawī 2 Sommaire Préambule Une vie : de la naissance à 1975 et au-delà Le village natal La scolarité de Badawī Voyage en Europe Badawī enseignant et éditeur scientifique Badawī à Paris Badawī et la politique Le chant du cygne Une œuvre : l’érudition et la critique Le doxographe et l’historiographe L’éditeur critique et le traducteur L’encyclopédiste L’apologiste et le polémiste Une sélection de textes La philosophie de l’existence L’humanisme arabe L’expérience mystique en Islam L’héritage et la postérité : la réception de l’œuvre de Badawī Ahmed ‘Abdelhalīm ‘Atiyya Wā’il Ghālī Sa‘īd Lāwandī Bibliographie 3 Préambule « C’est par le hasard que je suis venu au monde et c’est par le hasard que je le quitte ». C’est par cette expression résignée et lourde de sens que Badawī inaugure son autobiographie en deux volumes, une mine inépuisable qui nous permet de situer l’homme dans son époque et de comprendre les tenants et les aboutissants de sa pensée. Professeur de philosophie, historiographe, traducteur et éditeur critique, ‘Abdurrahmān Badawī a su incarner un esprit infatigable et sans cesse en quête du nouveau, du renouveau et de l’articulation indispensable entre les savoirs et les cultures. On a reproché à Badawī son style incisif et va- t-en-guerre dans son autobiographie, voire un penchant pour le pédantisme et l’arrogance1. Mais celui qui a entamé son autobiographie par le travail du hasard, envoie plutôt les signes d’une crise existentielle vécue, transformée en vision existentialiste du monde. Si l’on 1 Ahmed Barqāwī, Fī al-fikr al-‘arabī al-hadīth wa l-mu‘āsir (De la pensée arabe moderne et contemporaine), Beyrouth-Casablanca, éd. Mominoun Without Borders et Centre culturel arabe, 2015, p. 503. 4 se réfère à une note judicieuse de Rémi Brague2, Badawī était « heureux ontologiquement » en ayant un rapport éthique et esthétique à la philosophie comme art de vivre, sans qu’il soit pour autant « heureux psychologiquement » en raison d’un certain nombre de circonstances frustrantes qui ont façonné un écorché vif. Son destin ressemble curieusement à un autre existentialiste, Søren Kierkegaard (1813-1855), qui fit une chute dans une rue de Copenhague, tout comme Badawī à Paris quelques mois avant son décès. Les dernières paroles de Kierkegaard, qui s’appliquent également à l’état d’esprit de Badawī, furent : « Salue tous les hommes, et dis-leur que je les ai tous beaucoup aimés ; et dis-leur que ma vie est une grande souffrance, inconnue des autres et incompréhensible ; elle a eu l’air d’être tout entière orgueil et vanité ; mais ce n’est pas vrai »3. Un mode d’être existentialiste ou un simple concours de circonstances ? Pour comprendre le caractère de Badawī, 2 Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p. 59-109. 3 Cité par Jean Greisch, Vivre en philosophant. Expérience philosophique, exercices spirituels et thérapies de l’âme, Paris, Hermann, coll. « De Visu », 2015, p. 343. 5 Jean Greisch nous livre le portrait du philosophe souffrant : « Le philosophe, tout comme le mélancolique, hante les lieux solitaires, de sorte que l’un et l’autre peuvent paraître misanthropes »4. Ce portrait fait écho à un paragraphe du Phèdre dans lequel Platon s’interroge sur la singularité des esprits tourmentés : « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts sont-ils manifestement mélancoliques ? »5. La mélancolie est patente dans l’autobiographie de Badawī, eu égard aux amours ratés, aux désillusions politiques de l’Égypte de son époque et aux blessures personnelles, cumulées au fil du temps. Jackie Pigeaud assimile cet état de fait à un moment acéré dans la vie d’un homme : « De la même façon qu’il est difficile de trouver un poisson sans épine (arête), ainsi l’est-il de rencontrer un homme qui n’ait pas en lui quelque chose de douloureux comme une épine »6. 4 Ibid. 5 Platon, Phèdre, 953a 10. 6 J. Pigeaud, Melancholia, Le malaise de l’individu, Paris, Payot, 2008, p. 11. 6 Néanmoins, cette souffrance psychologique est palliée par la plénitude ontologique. Nous pouvons dire que Badawī a eu une vie intellectuelle comblée, avec pour motif une centaine d’ouvrages laissés à la postérité, comprenant des éditions critiques de manuscrits d’une grande valeur historique et intellectuelle, des traductions en arabe d’ouvrages dans plusieurs langues classiques et modernes (le grec ancien, le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien) et une vulgarisation savante de la philosophie existentialiste à laquelle il s’est voué corps et âme. Notre travail consiste à donner un compte-rendu plus ou moins détaillé de la vie de Badawī et les circonstances qui l’ont poussé à faire des choix décisifs dans sa vie personnelle et intellectuelle. Nous donnerons ensuite une sélection de ses œuvres, en dégageant l’essentiel de sa pensée. Pour finir, nous procéderons à donner un choix de textes représentatifs de sa tendance intellectuelle et exposerons également la réception de la pensée de Badawī chez la postérité. 7 Une vie De la naissance à 1975 et au-delà Badawī nous a donc laissé deux volumineux livres autobiographiques1 (chaque volume est composé de 380 pages), relatant ses expériences, ses conquêtes, ses victoires, mais aussi ses déboires et ses frustrations. Ils constituent une référence de premier plan pour situer l’homme dans son époque et découvrir les germes de sa vision du monde2. Le village natal Né à Sharabas dans le Gouvernorat de Damiette à l’ouest de Port-Saïd, le 4 Février 1917, Badawī est le quinzième d’une fratrie composée de 21 membres ! Son père était le maire (‘umda) de son village natal et membre du Parti de la Nation, 1 D’après Sa‘īd Lāwandī dans son ouvrage ‘Abdurrhmān Badawī. Le philosophe de l’existentialisme réfugié en Islam (Le Caire, 2001, p. 32), il y avait un projet du troisième volume relatant la période vécue au Koweït, mais le volume en question n’a pas vu le jour. 2 Une fois n’est pas coutume, Badawī intègre un article le concernant dans son Encyclopédie de la philosophie (t.1, p. 294-318), en relatant sa biobibliographie à la troisième personne du singulier. Il commence par se désigner comme « philosophe égyptien et historien de la philosophie ». Cet article est une source complémentaire susceptible de nous éclairer sur plusieurs points concernant sa vie et sa doctrine philosophique. 8 ensuite membre du Parti des libéraux constitutionnalistes jusqu’au 1950. Son père était l’un des riches entrepreneurs de la région. Il décrit son père comme un homme de foi tolérant dont le médecin était copte et il faisait des affaires avec des chrétiens, la plupart d’entre eux étaient des coopérants, venus d’Italie, de France et d’Angleterre. Le climat religieux prédominant est le soufisme, en raison de l’ancrage de la confrérie Shādhiliyya3 et la célébration du saint-patron de la région. Badawī dénonce néanmoins les dérives superstitieuses qui se sont emparées des cérémonies religieuses, suite à la présence récurrente de charlatans en quête de l’argent et de la notoriété, et fustige également l’usage politique qui est fait de ces fêtes sacrées. Badawī passe les sept premières années de son enfance dans le village à faire des tâches de l’ensemencement et de la récolte des fruits. Le souvenir qu’il garde de ce dernier est on ne peut plus idyllique. Une bourgade au milieu de vastes champs de riz, irrigués par les eaux du Nil. Il décrit la faune 3 Une voie spirituelle (tarīqa) fondée par Abū al-Ḥassan al-Shādhilī (1197- 1258), né au Maroc et mort en Égypte. 9 et la flore dans un style proche du romantisme, un courant qui va l’influencer et présider à ses goûts artistiques et littéraires, depuis qu’il a lu et traduit Goethe et Schiller. Badawī fait des études de primaire dans son village natal, dans une école fondée par ce qu’il nomme « Monsieur Afendi ». Il y passe deux années avant d’intégrer en 1924 l’école d’un autre village commercial et industriel qu’il n’a pas aimé, du fait de l’accès difficile durant l’hiver. Il arrive à l’école trempé et plein de boue. Dans cette école, il étudie la langue, la grammaire et la lecture des textes poétiques. Il est fasciné par un professeur de littérature qui disait qu’Ibn al-Muqaffa‘ était son frère. Dans L’homme parfait dans l’islam (al-Insān al-Kāmil fī al-Islām), Badawī décrit cette fascination en ces termes : « Il s’agit d’une description de l’homme parfait dans la virilité et la générosité (murū’a), l’idéal supérieur de la morale. J’ai été fortement influencé par lui […]. Depuis, je n’ai pas cessé de me rappeler de cette description faite en 1929, jusqu’à aujourd’hui »4. 4 Badawī, Autobiographie, t.1, p. 26. 10 À la suite de cette description, Badawī ne ménage pas ses forces pour critiquer le système éducatif de son époque, qui avance en s’empirant. Son pamphlet ressemble à bien des égards aux cours dispensés par Nietzsche5, auquel il consacre son premier livre de jeunesse6, dans lesquelles il attaque la manière dont la langue est étudiée. Celle-ci est présentée comme une langue morte, soumise au scalpel philologique et historiographique, et coupée du flux de la vie en tant que langue parlée uploads/Philosophie/ abdurrahman-badawi-1 1 .pdf

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