2-2011-3 Le décodage biologique - Diffusion d’une nouvelle médecine non-convent

2-2011-3 Le décodage biologique - Diffusion d’une nouvelle médecine non-conventionnelle contre le cancer Biodecoding. Dissemination of a New Unconventional Therapy against Cancer Aline Sarradon-Eck et Coralie Caudullo Résumé De nouvelles médecines alternatives, regroupées sous l’appellation « décodage biologique », reposent sur une conception psychosomatique du cancer. Elles sont apparues en Europe dans les années 1990. Dans une perspective critique, l’article tente de comprendre la diffusion de ces nouvelles thérapies. S’inspirant du travail de D. Fassin sur les réseaux de l’ethnopsychiatrie, il analyse la construction d’une légitimation du décodage biologique et de ses praticiens, en décrivant les réseaux qui diffusent les théories et favorisent l’adoption de la pratique. L’article montre l’enracinement de ces nouvelles thérapies dans des représentations sociales et des modèles culturels de l’étiologie du cancer et du “faire face” à la maladie qui permettent ou renforcent l’adoption et l’appropriation de la pensée psychosomatique alternative. Mots-clés: cancer, psychosomatique, médicalisation, réseaux Keywords : cancer, psychosomatic, medicalization, networksHaut de page Introduction Les réseaux du décodage biologique 1- La personnalité fondatrice 2 - La doctrine historique 3 - Les disciples La psycho-immunologie La « Biologie totale des êtres vivants » (BTEV) et la « déprogrammation biologique » Biodécodage 4 - Les ressources de la visibilité sociale et de la légitimation L’édition La formation des disciples Légitimité rationnelle Légitimité charismatique 5 - Les réseaux négatifs Ancrage du décodage biologique dans des représentations sociales et des modèles culturels 1 - « Auto-guérison » et « hétéro-prévention » 2 - La maladie révélatrice et salvatrice 3 - Les représentations de la psychogenèse du cancer Conclusion Introduction 1 L’étiologie psychique des maladies est le dénominateur commun à de nombreuses approches thérapeutiques non conventionnelles. Dans cet ensemble très diversifié, certaines thérapies récentes ont un corpus de références communes qui théorise et systématise la relation de causalité entre maladie et psychisme en redéfinissant la maladie en général, et le cancer en particulier, dans un langage psychosomatique. Elles forment une catégorie plus ou moins homogène appelée « décodage biologique », terme générique utilisé par de nombreux thérapeutes (les « décodeurs biologiques ») pour qualifier leur pratique qui repose sur la conviction que la maladie est due à un « choc psychologique » responsable d’un « conflit biologique » provoquant des lésions tissulaires. Celles-ci peuvent être guéries en « décodant » le choc psychique pour l’identifier et, dans un second temps, résoudre le conflit. Le décodage est désigné comme « biologique » puisque le thérapeute part de la lésion tissulaire pour remonter, par un jeu de correspondances reposant sur une pensée analogique, jusqu’à la nature du conflit1. 2 Ces nouvelles thérapies sont apparues en Europe dans les années 1990. Elles ont gagné l’Amérique du Nord, avec d’abord le Canada, et plus récemment les États-Unis. Elles occupent depuis une place croissante dans les itinéraires thérapeutiques des malades, ainsi que dans l’offre de soins complémentaires et alternatifs. Le recensement des décodeurs biologiques est une opération complexe car beaucoup de thérapeutes “manuels” (ostéopathes, ayurvédiques) ou “de la parole” (sophrologues, psychothérapeutes), ainsi que des médecins (homéopathes) et des kinésithérapeutes ne sont pas identifiés comme des décodeurs biologiques dans les annuaires professionnels. Ils pratiquent cependant cette thérapeutique comme méthode diagnostique (identification du « conflit biologique »), et ont recours à d’autres référentiels pour traiter les malades2. De plus, de nombreux récits de malades et anciens malades que nous avons recueillis comportent des éléments appartenant exclusivement au discours des décodeurs biologiques, alors que ces personnes n’ont pas eu recours aux praticiens du décodage (Sarradon-Eck, 2009), ce qui indique qu’une partie de la population s’est appropriée le savoir psychosomatique alternatif du décodage biologique, et qu’elle l’a incorporé. 3 Dans cet article 3, nous tentons de comprendre la diffusion de ces nouvelles thérapies et leur réception dans l’espace public. Notre analyse s’inscrit dans une anthropologie médicale critique qui vise à mettre au jour les formes d’assujettissement et de domination à l’œuvre dans les systèmes de soins. Cette critique, appliquée le plus souvent aux systèmes de soins officiels, peut également être appliquée aux systèmes de soins non-conventionnels ainsi que d’autres travaux l’ont montré (voir en particulier Simon, 2003). S’agissant de théories étiologiques nouvelles qui se propagent dans l’espace public et qui sont alternatives à la science officielle, nous proposons de décrire les réseaux qui favorisent la diffusion et l’appropriation des théories du décodage biologique en nous inspirant des travaux de Didier Fassin (1999) sur les « réseaux de l’ethnopsychiatrie » et leur influence, dont l’approche nous a semblé particulièrement adaptée à notre objet. 4 Parce qu’à notre connaissance, les sciences sociales ne s’y sont pas encore intéressées, nous présentons la doctrine fondatrice du décodage biologique et les théories qui la prolongent et la renouvellent. Nous analysons la construction d’une légitimation du décodage biologique et de ses praticiens en déchiffrant les réseaux qui permettent l’expansion de la pratique et la diffusion des théories. Dans un second temps, nous montrons comment le décodage biologique s’enracine dans des représentations sociales et des modèles culturels de l’étiologie du cancer et du “faire face” à la maladie présents dans la société française qui permettent ou renforcent l’adoption et l’appropriation de la pensée psychosomatique alternative. 5 L’article repose sur des matériaux ethnographiques recueillis dans le Sud-Est de la France depuis 2006. Le décodage biologique est particulièrement bien implanté dans cette région en raison de la présence de personnalités fondatrices de deux courants de cette médecine psychosomatique alternative, ainsi que de lieux de formation. Les matériaux ethnographiques ont permis de réunir des discours exprimés dans différents contextes d’énonciation, dont il s’agit de découvrir les logiques et les représentations sous-jacentes. Nous avons interviewé des praticiens du décodage de manière formelle (entretiens enregistrés) et informelle (rencontres à l’occasion de salons de médecines alternatives et d’une journée de formation des thérapeutes). Nous avons assisté à des conférences données par des thérapeutes leaders du décodage biologique4. L’observation d’une journée de « supervision5 » incluse dans le cursus de formation des décodeurs biologiques a permis d’observer la “mise en pratique” du savoir et des théories. Signalons que les décodeurs biologiques sont méfiants en raison d’une part de la surveillance de leurs pratiques par les mouvements anti-sectes6 et, d’autre part, des procès intentés contre plusieurs praticiens en France et en Belgique. En dehors des conférences publiques où nous étions parmi la foule d’anonymes, nous nous sommes toujours présentées comme anthropologues réalisant une recherche sur l’usage des médecines non-conventionnelles pour les patients atteints de cancer. De plus, nous nous sommes intéressées à la littérature produite par les thérapeutes et à leurs sites Internet. Dans cet article, nous concentrons notre propos plus précisément sur quelques-unes des figures majeures du décodage biologique, afin de décrypter les alliances et les oppositions qui constituent leurs réseaux d’influence. Les réseaux du décodage biologique 6 Selon l’analyse de Fassin (1999), les réseaux d’influence sont construits à partir d’un cœur idéologique (le discours historique) sur la base d’alliances et de relais par lesquelles l’influence peut s’exercer. Si cette « expression positive du réseau » a son importance, le réseau a néanmoins besoin de « manifestation négative » pour fonctionner efficacement, en se « donnant des ennemis et en construisant une réalité contre laquelle se défendre » (Fassin, 1999 : 150). Dans cette première partie, nous montrons les mécanismes et les logiques qui sous-tendent ces réseaux, positifs et négatifs, qui sont autant de voies de légitimation du décodage biologique. 1- La personnalité fondatrice 7 Le premier théoricien du décodage biologique est Ryke Geerd Hamer, médecin allemand, spécialisé en médecine interne et radiologie. En août 1978, son fils Dirk, âgé de 19 ans, est accidentellement blessé par balle, et décède de ses blessures trois mois plus tard. Selon Hamer, cet événement familial dramatique est à l’origine de sa théorie7. En effet, peu de temps après le décès de son fils, Hamer est atteint d’un cancer des testicules. Rapprochant les deux événements, il déduit qu'un « conflit psychologique de perte d'un enfant » pourrait être à l'origine d'un cancer du testicule ou de l'ovaire. Il a écrit sur son site Web que son hypothèse a été construite sur une intuition nourrie par la douleur de la perte de son fils et par des rêves récurrents dans lesquels ce dernier l’encourageait à poursuivre sur cette voie. Il s’agit donc bien d’une vérité révélée, et c’est pour cette raison que nous avons qualifié les préceptes de la méthode de Hamer de doctrine8. 8 Pour démontrer sa doctrine, qu’il étend à tous les types de cancers, il rassemble des éléments auprès de patients hospitalisés dans la clinique où il exerce en Allemagne (à Tübingen). Il présente les résultats sous la forme d’une thèse postdoctorale sous le titre « les 5 lois biologiques de la Médecine Nouvelle ». La thèse est refusée par la Faculté de médecine de Tübingen où il a fait ses études de médecine ; il décide alors de la publier sous la forme d’un livre en 19839 ; d’autres livres suivront publiés à compte d’auteur10. La « Médecine Nouvelle », parfois appelée « méthode de Hamer », et labellisée récemment en « Nouvelle Médecine uploads/Philosophie/ 2-2011-3-le-decodage-biologique-diffusion-d-x27-une-nouvelle-medecine-non-conventionnelle-contre-le-cancer.pdf

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