Pour une esthétique de la vérité. De Kant à Kant en passant par Bachelard parJu

Pour une esthétique de la vérité. De Kant à Kant en passant par Bachelard parJulien Pieron 1 Dans un texte publié en 1963, « Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard », Georges Canguilhem pointe une difficulté qui touche au cœur de l’épistémologie bachelardienne : 2 Ici se noue la difficulté. D’une part, Bachelard est très éloigné du positivisme. Il ne donne pas sa philosophie scientifique pour une science philosophique. D’autre part, il ne décolle pas de la science quand il s’agit d’en décrire et d’en légitimer la démarche. Il n’y a pas pour lui de distinction ni de distance entre la science et la raison. La raison n’est pas fondée dans la véracité divine ou dans l’exigence d’unité des règles de l’entendement. Ce rationaliste ne demande à la raison aucun autre titre généalogique, aucune autre justification d’exercice, que la science dans son histoire […]. Mais une entreprise qui consiste, de l’aveu de son auteur, à rechercher dans la psychanalyse des obstacles épistémologiques les conditions psychologiques du progrès de la science, ne risque-t-elle pas de disqualifier la science dans sa prétention à l’objectivité ? […] Nous devons confesser que, sur ce point, Bachelard nous paraît avoir mieux mesuré que surmonté une difficulté philosophique capitale. […] En tout état de cause, on ne refusera pas à Bachelard une totale lucidité concernant la difficulté de constituer de fond en comble le vocabulaire d’une épistémologie rationaliste sans référence à une théorie ontologique de la raison ou sans référence à une théorie transcendantale des catégories [1][1] G. Canguilhem, « Dialectique et philosophie du non.... 3 Ce qui est ici indiqué, c’est une difficulté inhérente au refus bachelardien de fonder objectivité ou rationalité dans un critère transcendant le procès historique de production de la vérité scientifique. Cette difficulté s’accroît encore du fait que la production de vérité est pensée par Bachelard comme consubstantielle à la dynamique d’un « esprit » scientifique, et saisie au moyen d’une « psychanalyse de la connaissance objective » ou d’une « psychologie normative ». Le problème pointé par Canguilhem peut donc se reformuler comme suit : comment tenir jusqu’au bout, et sans sombrer dans un psychologisme, l’idée que les normes de rationalité et d’objectivité sont immanentes au procès historique d’auto-rectification de l’esprit scientifique ? 4 Sans prétendre résoudre ce vaste problème, nous souhaitons poser quelques jalons en vue de sa solution, à partir d’une réflexion sur l’idée d’une esthétique de la vérité. Pour ce faire, nous nous appuierons essentiellement sur l’ouvrage de 1949, Le rationalisme appliqué, dont les premiers chapitres présentent une réflexion étendue sur la vérité. À plusieurs reprises, on y voit associés les termes de beauté ou d’esthétique, et ceux de vérité, de scientificité ou de rationalité (qui fonctionnent chez Bachelard comme des quasi-synonymes) : « les belles formes de la pensée rationnelle [2][2] BAchelard, Le rationalisme appliqué [1949], Paris,... », « le caractère esthétique bien manifeste dans les nouvelles cristallisations des théories scientifiques [3][3] RA, p. 45. », « jugement esthétique, porté sur des beautés d’idées scientifiques [4][4] RA, p. 45-46. », « une vérité première, une beauté rationnelle première [5][5] RA, p. 97. », « les beautés de la pensée scientifique [6][6] RA, p. 214. ». Face à un tel usage des notions de beauté et d’esthétique, on serait d’abord tenté de crier à l’homonymie ou à la métaphore. En invoquant le § 62 de la Critique de la faculté de juger, Deleuze exprime sur ce point une opinion largement partagée : 5 Il arrive qu’on parle de la beauté intrinsèque d’une figure géométrique, d’une opération ou d’une démonstration, mais cette beauté n’a rien d’esthétique tant qu’on la définit par des critères empruntés à la science, tels que proportion, symétrie, dissymétrie, projection, transformation : c’est ce que Kant a montré avec tant de force [7][7] G. Deleuze-F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?.... 6 À rebours de cette déclaration, nous tenterons de conférer un sens légitime à l’idée d’esthétique de la vérité – en nous fondant précisément sur la Critique de la faculté de juger. Nous proposons pour ce faire, dans le plus pur style bachelardien, une lecture « non-kantienne » ou « non-esthéticienne » de l’esthétique de Kant : il nous faudra « dialectiser » les concepts kantiens, et faire travailler le schème conceptuel qui sous-tend l’analytique du beau, afin d’en généraliser la portée, et d’en révéler peut-être les richesses insoupçonnées. 7 * * * 8 Afin de préparer une lecture « non-kantienne » de l’esthétique de Kant, il est nécessaire de rappeler brièvement les grands traits de sa théorie du beau. Pour ce faire, nous partirons du septième paragraphe de l’introduction à la Critique de la faculté de juger, « De la représentation esthétique de la finalité de la nature », qui offre une sorte de condensé de l’analytique du beau [8][8] Critique de la faculté de juger, AK V 188-192 ; trad..... L’ordre d’exposition adopté y diffère légèrement de celui de l’analytique [9][9] À savoir : qualité (plaisir désintéressé), quantité... : tout l’argument est en effet organisé à partir de la catégorie de relation, puisqu’il s’agit précisément d’établir que le plaisir éprouvé face au beau peut être considéré comme une présentation sensible du concept de finalité de la nature. 9 Le texte s’ouvre par une distinction entre esthétique et logique qui ne recoupe pas exactement la distinction opérée par Kant dans la Critique de la raison pure. « Esthétique » désigne désormais ce qui est seulement subjectif dans la représentation d’un objet, alors que « logique » désigne ce qui dans cette représentation est employé pour la connaissance de l’objet. Ainsi la représentation de l’espace, comme forme a priori de la sensibilité, est-elle subjective, mais pas esthétique au sens ici défini, puisqu’elle participe à la connaissance de l’objet phénoménal. De même, la sensation, envisagée comme ce qui fournit le réal (Reale) de l’objet, c’est-à-dire comme ce qui détermine à la fois son contenu qualitatif et la position de son existence, n’est pas esthétique au sens ici défini. « Esthétique » désigne désormais ce qui, dans la représentation, ne peut absolument pas devenir une partie de la connaissance, ce qui concerne uniquement le rapport que le sujet y entretient avec lui-même. Cette part esthétique n’est rien d’autre que le sentiment de plaisir et de peine qui est lié à la position de la représentation, rien d’autre que la façon dont le sujet s’affecte en quelque sorte lui- même dans la position de cette représentation. Cette nouvelle définition du terme « esthétique » indique déjà l’essentiel : le plaisir esthétique kantien n’est rien d’autre que l’affect surgissant de l’auto-affection suscitée par l’appréhension de la forme d’un objet extérieur. Dans le cadre de l’Introduction, qui est celui d’une réflexion sur la finalité dans la nature, Kant affirme que la seule façon pour que la finalité d’une chose puisse être représentée dans la perception, pour qu’elle puisse être perçue et non conclue [10][10] Un objet est pensé comme final lorsque sa représentation..., c’est que son appréhension perceptive suscite un sentiment de plaisir sans la médiation d’un concept préalable. Kant se demande alors si une telle représentation sensible de la finalité peut exister, et répond positivement en présentant un résumé de l’analytique du beau. 10 Qu’est-ce qui se produit dans l’expérience du beau ? Le surgissement d’un plaisir lié à la simple appréhension intuitive de la forme d’un objet, sans relation à un concept en vue d’une connaissance déterminée. Ce dernier adjectif est important, car si ce plaisir est « sans concept », il n’est pas indépendant de la faculté de former des concepts, bien au contraire. L’essentiel est ici que la connaissance ou le concept déterminés – qui constituent le télos « naturel » de l’appréhension – n’adviennent pas, que le processus de réflexion engagé par l’appréhension de la forme, – processus qui doit normalement se clore sur un concept déterminé, lequel détermine à son tour le divers de l’intuition, – soit ici comme suspendu. Par cette suspension s’ouvre l’ordre de l’esthétique (comme auto- affection) – l’ordre logique (celui de la détermination de l’objet) étant provisoirement bloqué. Le plaisir apparaissant à cette occasion témoigne selon Kant d’une finalité, – au sens d’une conformité de l’objet aux facultés de connaître qui sont en jeu dans la faculté de juger réfléchissante, – mais cette finalité est uniquement subjective et formelle. Elle n’est pas liée à la matérialité de l’objet, à son existence, et donc à l’intérêt que je pourrais prendre en tant que sujet déterminé à l’existence de cet objet. Elle est uniquement liée à la forme de l’objet, en tant que l’appréhension de cette forme est l’occasion, pour les facultés qui sont en jeu dans la réflexion – à savoir l’imagination, définie comme faculté des intuitions a priori, et l’entendement, défini comme faculté des concepts, donc les deux versants, réceptifs et actifs, du pouvoir de connaître, – de constater leur accord, leur harmonie : c’est ce libre jeu, cette expérience harmonique, qui produit un sentiment de bien-être et de plaisir. Le jugement qui, suite à l’émergence d’un uploads/Philosophie/ pour-une-esthetique-de-la-verite-julien-pieron.pdf

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