L’œuvre d’Abélard d’après ses différentes conceptions de l’éthique. Abélard aux
L’œuvre d’Abélard d’après ses différentes conceptions de l’éthique. Abélard aux écoles et Abélard le moine, ces formes de vie et de pensée, parfois vues comme opposées, nous rappellent la distinction faite par Tertullien dans l’introduction de la Praescriptio (7) entre le portique des grecs et le portique de Salomon : « Notre enseignement (notre institution) provient du portique de Salomon, Salomon qui lui même enseignait que le Seigneur devait être recherché avec la simplicité de cœur. Qu’ils prennent garde ceux qui mettent en avant un christianisme mélangé avec des éléments stoïciens, platoniciens et dialectiques ! Nous n’avons pas besoin de curiosité après avoir reçu Jésus le Christ, ni de recherche (inquisitio) après avoir reçu l’évangile. Depuis que nous croyons, nous ne désirons rien d’autre que croire. Il n’y a rien d’autre que nous devions croire que ce que nous avons déjà cru ». Ou encore, cela nous renvoie au cloître et à l’école dans leurs divergences, comme Jacques Verger et Jean Jolivet l’ont écrit à propos de Bernard et d’Abélard. Le mot est correctement choisi par les historiens de la philosophie : entre Bernard le Saint et Abélard le péripatéticien, il s’agit bien d’une divergence et non pas d’un parallélisme. C’est-à-dire que leurs différences ne se trouvent pas séparées absolument et infiniment, comme des pensées sans aucun contact, mais elles naissent d’un point ou d’un axe commun. Elles naissent là, ensemble, puis de là, elles divergent. Saint Bernard, représentant de la tradition, reprend de manière assez stricte le pur idéal de Tertullien concernant la réception de la Vérité ; Abélard, lui, entre tradition et renouveau, écrit à Héloïse, à la fin de sa vie, après la condamnation du Concile de Sens « je ne veux pas être philosophe d’une manière qui m’opposerait à Paul ; je ne veux pas être Aristote d’une manière qui me séparerait du Christ ». Ce faisant, il pointe justement le caractère humain et inévitablement complexe, voire impur, de cette réception ; il se situe sur un terrain qui prétend reconsidérer la manière d’être philosophe et le champ même de la philosophie à l’égard du christianisme. De l’autre côté, leur point commun est premièrement, et évidemment, l’existence d’une seule Vérité, la reconnaissance de certaines autorités, l’exaltation de l’amour de Dieu et d’un idéal de conduite inspiré de l’évangile. Or, ce rejet du mélange entre les doctrines « stoïciennes, platoniciennes et dialectiques », c’est à dire, entre la « philosophie » et le christianisme, voire entre logos et le Christ, entre recherche ou doute et croyance, est loin de pouvoir être appliquée, comme telle, à la pensée abélardienne. Rappelons cet extrait de son prologue au Sic et Non où il affirme l’une de ses thèses les plus célèbres : « en effet, c’est en doutant que nous venons à chercher et en cherchant que nous percevons la vérité », ou bien encore quand il écrit dans le même texte, que « Christ signifie le logos, chrétiens doit vouloir dire logiciens, et donc la doctrine chrétienne, logique ». Pierre Abélard est dès le début et jusqu’à la fin, c’est à dire à la fois en se consacrant à l’étude de la logique et suivant une vie monastique, un défenseur d’un usage transversal et nécessaire de la raison, mais un usage prudent, non pas seulement en logique, en physique et en éthique, c’est à dire en philosophie, mais surtout en théologie. En revanche, dans cette conciliation, tout n’est pas simple, unitaire et linéaire chez Abélard. Une autre forme de divergence est naturelle à sa vie et à sa pensée. Pour commencer, et de manière à la fois anecdotique, concrète et symbolique ; il fut mutilé. Sa castration, bien qu’elle n’a pas signifié son« voeu pour changer de vie », mais qu’elle ait constitué un épisode de honte viscérale qui l’a poussé vers « l'ombre d'un cloître », est indéniablement une crise. Qu’on veuille le considérer, ou pas, comme un événement déterminant dans son avenir en tant que penseur, sa castration, qu’il vit comme une damnation (car « tout animal dont les testicules ont été froissés, écrasés, coupés ou enlevés, ne sera pas offert au Seigneur »), aussi bien que comme un exil de la société et même d’une certaine forme de l’humanité rationnelle (« j’allais être montré au doigt par tout le monde, déchiré par toutes les langues, devenir pour tous un monstrueux spectacle »), cette castration, donc, est à considérer comme un changement de vie concret, une nouvelle perspective ; situé dorénavant dans le cloître, sa pensée se dirigera vers d’autres formes et visera d’autres objets, et en premier lieu des objets relevant de l’éthique. Deux moments divergents, donc. D’un côté, le jeune Abélard, proche d’Aristote et de Boèce, l’Abélard des logiques, élève et professeur, figure sociale, lecteur du traité de l’Interprétation et des Catégories ; de l’autre, l’Abélard théologien, puis moine, fort influencé par Augustin, Platon, la patristique et les questions rapportées à la foi et la conduite morale. Cette distinction se traduit en même temps à travers ses références, notamment en ce qui concerne son approche de la figure du « philosophe » et de la « philosophie ». « Le Philosophe » quand il est évoqué dans les écrits antérieurs à ses théologies, est identifié à Aristote, son idéal étant le dialecticien ou le logicien. Et Abélard, alors, se concentre plus sur la définition de la « philosophie » comme discipline et champ d’étude que sur le « philosophe ». En revanche, à partir de sa Theologia Summi Boni, systématiquement, le « vrai Philosophe » ne sera plus Aristote mais Platon, et l’étude d’Abélard, désormais, portera principalement sur la figure du « philosophe ». Le déplacement de l’attention de la « philosophie » vers le « philosophe » est l’indice d’une mutation importante dans la pensée abélardienne. Mais il faut le redire : si cette divergence existe, elle se fonde sur un axe commun. Certains, plusieurs, la majorité, à dire vrai, sans avoir aucunement tort, affirment que cet axe, c’est le langage. Pour notre part, nous dirions que c’est aussi l’éthique, et même : ses différentes conceptions. C’est précisément sur ce point que je vais me concentrer. Pourquoi peut-on dire que l’éthique traverse la totalité de l’œuvre d’Abélard, surtout si l’on considère que cette sorte de problème, et jusqu’au terme d’éthique lui-même, n’apparaît qu’exceptionnellement dans sa première période ? Cette thèse, de prime abord recherchée, n’a rien d’antinaturel si l’on élargit la notion d’éthique et si on la considère comme évoluant avec la pensée du philosophe. Je veux dire que cette thèse est valide dès lors que nous tenons compte d’une conception du concept d’éthique qui s’adapte aux différents contextes pratiques et théoriques au long de la vie d’Abélard ; une conception multiple. Etablissons d’abord le lexique et quelques variables fondamentales à considérer. Dans la première période, il n’y a que quatre occurrences du mot « éthique » ou « morale » que le philosophe utilise sans distinction et de manière latérale. Si l’on considère son influence aristotélicienne, et le fait que l’Ethique à Nicomaque ne rentre pas encore aux bibliothèques latines à cette période, cela ne nous étonne pas. (Au cœur des intérêts d’Abélard, on trouve la question des passages entre les mots, la pensée et les choses ; c’est le cœur du De interpretatione). Le terme éthique ou morale, on le trouve deux fois dans sa Logica Nostrorum Petitioni Sociorum et les deux autres dans sa Logica Ingredientibus. Les deux occurrences ont la même référence : un passage du commentaire à l’Isagoge de Porphyre de Boèce (I,3- I,4) : « Or de la <philosophie> Boèce distingue trois espèces, à savoir la spéculative relative à la nature des réalités à spéculer, la morale relative à l’honnêteté de la vie à considérer, la rationnelle relative à la ‘raison’ — <c’est-à-dire au système> — des arguments à composer <et> que les Grecs nomment ‘logique’ »1. La morale ou éthique s’installe donc comme une discipline concernée par la vie, mais son analyse s’y arrête. Cette approche à une morale, que l’on pourrait dire « externe » ou de conduite et qui n’est point travaillé dans cette période sera, au moins dans un niveau de définition, reprise dans sa période au cloître, quand il essayera de concilier, avec un succès relatif, sa théorie d’un acte éthique d’ordre intentionnel et interne avec une théorie morale de l’action externe. Dans sa deuxième période, l’éthique prend une place de plus en plus centrale, non seulement parce qu’elle porte le nom d’un de ses ouvrages, l’Ethica seu Scito teipsum (Ethique ou connais-toi toi- même) où il déroulera sa théorie de l’intentionnalité en la rapportant à la question du péché, donc à la théologie, mais aussi en tant que « finalité », comme c’est le cas dans ses Collationes où il s’agira de montrer que les arts sont au service de la morale. « Quel rapport y a t il entre l’étude de la grammaire, de la dialectique ou des autres arts, et la recherche du vrai bonheur de l’homme ? (…) ils uploads/Philosophie/ abe-lard-la-place-de-l-x27-e-thique.pdf
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- Publié le Jul 25, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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