Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, 2019, vol. 30, n
Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, 2019, vol. 30, n° 4 1 Chapitre 1 LAIT, SANG, LARMES EN OFFRANDE : LA MANIPULATION DES FLUIDES CORPORELS FÉMININS COMME SUPPORT D’UNE ÉLABORATION ÉTHIQUE POUR LA BIOSPHÈRE Marine LEGRAND 1 & Anaïs TONDEUR 2 1 Laboratoire Eau, Environnement et Systèmes urbains – LEESU, Ecole des Ponts Paris Tech, Marne-la-vallée (France) 2 Artiste (France) Auteur de correspondance : Marine Legrand : marine.m.legrand@posteo.net ; 66 rue des Rondeaux 75020 Paris, France 2 INTRODUCTION Féminité. Rythme ternaire à souffler à l’oreille des fauves. Un rebond qui valse et vole. Une réponse clamée du haut des monts, du fond des mers Aux forces qui nous manquent. A nos actes niés. La terre – mère réceptacle, support inerte où pousse la graine laborantine. La terre – femmes réceptacle, du plaisir à consommer sans frein. La terre. Fauve, rapace, poulpe. Voilà qu’elle se réveille au creux de mon ventre. Qu’elle se réveille et réclame toute mon attention. Cet article présente une expérimentation entre art et anthropologie menée de 2015 à aujourd’hui au cours de résidences partagées 3. Cette expérimentation a été développée au contact de différents publics et consiste en l’invention de rituels impliquant des offrandes de fluides corporels féminins à différents milieux de vie. Elle invite par ce biais à l’élaboration d’une éthique qui prenne appui sur la dimension physiologique de l’existence humaine – dans son versant féminin – pour prendre acte des interdépendances profondes qui nous relient avec la biosphère, comprise comme l’ensemble des êtres vivants en relation avec leurs milieux. Ce projet s’inscrit dans la lignée d’une critique du travail conjoint de domina- tion des femmes et de la nature, clairement dénoncé depuis une génération par le mouvement écoféministe. Le terme écoféminisme, attribué à la française Françoise d’Eaubonne [1, 2] a été surtout popularisé par les luttes environnementales portées par des femmes dans les années 1980 et 1990, aux Etats-Unis mais aussi en Inde [3]. Considérant que c’est la même matrice idéologique qui structure la situation de dévalorisation et de domination dans laquelle se trouvent la nature et les femmes, les écoféministes élaborent une réflexion critique à l’égard de l’idée de nature telle qu’elle a été pensée dans la modernité ainsi que sur la façon de concevoir la féminité à cette même période. 3 La première résidence s’est déroulée en 2015-2016 au domaine départemental de Chamarande (Essonne), au sein du projet Laboratoire de la culture durable (COAL). Le premier volet du trip- tyque, Galalithe, a été créé à cette occasion. Le deuxième volet, Selenhydre, a été développé de façon autonome. La résidence d’Anaïs Tondeur au Centre Tignous d’art contemporain, à Montreuil en 2017-2018 a permis de travailler ensemble au troisième volet du triptyque, l’Appel aux larmes. 3 Cette critique, ancrée dans l’action, donne lieu à un geste de réappropriation, réhabilitation et réinvention (traduction du terme anglais Reclaim) des notions de nature et de féminité. L’objectif est de déployer une nouvelle puissance d’agir conjointement sur la position subordonnée des femmes dans les sociétés contem- poraines et sur les drames écologiques, les deux problèmes étant ici considérés comme intimement liés [4]. Près d’un demi-siècle plus tard, qu’est-ce qu’une approche féministe peut encore apporter à la réflexion écologique, en particulier sur le plan éthique ? Aujourd’hui, il est encore question de réparer et revendiquer ces associations entre les notions de femmes et de nature pour en faire autre chose, de manière à recouvrer un pouvoir d’agir et trouver, en tant qu’êtres humains, les termes de relations faites de respect avec la biosphère. Nous affirmons qu’il est encore nécessaire de comprendre en quoi ce travail de restauration n’est pas seulement une question technique mais aussi sociale et mentale, qui engage la subjectivité. Notre travail consiste donc à élaborer une analyse qui se place sur ce dernier plan. Plus précisément, il s’agit à partir d’élaborations à la fois matérielles, gestuelles et textuelles, de développer une pratique à même d’accompagner le déploiement de nouveaux points de vue sur le monde. Les expériences que nous menons s’inscrivent en relation avec les travaux d’un collectif interdisciplinaire que nous avons participé à fonder, Chaoïde 4. Celui-ci vise à élaborer des méthodes d’explorations hybrides entre arts, anthropologie et écologie [5]. Le premier rituel que nous avons imaginé a pris la forme d’une performance, intitulée Galalithe. Nous l’avons développée en 2015-2016 durant la résidence où nous nous sommes rencontrées, le « Laboratoire de la culture durable » co-organisée par COAL 5 et le Domaine de Chamarande, dans le lieu éponyme, aux limites de l’Essonne. Nous avons eu la chance d’être les premiers résidents avec l’écologue Alan Vergne, l’anthropologue Germain Meulemans et la designer Yesenia Thibault avec le marrainage de la géographe Nathalie Blanc. Ensemble, nous avons travaillé durant quasiment un an autour des questions ouvertes par les sols urbains et à l’intérêt de renouveler leur exploration sur un mode relationnel. C’est là qu’est né le premier rituel, consistant en une offrande de lait maternel aux êtres vivants des sols, au premier rang desquels, les lombrics. Avec cette perfor- mance, nous entamions une réflexion sur la rupture matérielle et symbolique que 4 www.chaoide.com 5 L’association COAL Art et Développement Durable, a été créée en France en 2008 par des profes- sionnels de l’art contemporain, du développement durable et de la recherche dans le but de favoriser l’émergence d’une culture de l’écologie et d’accompagner la transformation des territoires par l’art. 4 nous entretenons avec nos milieux de vie de façon à ouvrir des espaces de pensée et des façons d’agir qui laissent à nouveaux les autres vivants enrichir nos existences. Il s’est rapidement imposé que Galalithe aurait une suite, deux autres rituels aussi performés à partir de nos corps et impliquant d’autres milieux de vie, d’autres éléments. La performance Selenhydre, prenant appui sur le sang menstruel, a eu lieu à l’été 2017, au cœur d’un estuaire Breton. Nous en avons rendu compte lors du colloque « La vie à l’œuvre », organisé en novembre 2017 au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris, devant un public d’artistes et de chercheurs. Nous annoncions alors la préparation du troisième volet du triptyque, L’appel aux larmes. Ce dernier, toujours en cours de déploiement, a été marqué par un évènement public organisé en février 2018 au Centre Tignous d’Art Contemporain situé à Montreuil (Seine- Saint-Denis), avec l’importante contribution de Joanne Clavel. Il rassemblait des personnes de tous âges ayant en commun de se sentir concernées par les questions environnementales. D’un rituel à l’autre, le cercle des personnes impliquées s’est ainsi progressivement élargi, accompagnant le développement de la réflexion dont cet article propose une synthèse. Après nous être positionnées vis-à-vis de l’histoire de l’éthique environnemen- tale, nous décrirons la manière dont les trois performances du triptyque ont été produites comme expression incarnée des relations entre les existences humaines et leurs milieux de vie. Enfin nous aborderons plus en détails l’invention de rituels comme articulation entre pratique poétique et politique, à même d’asseoir une posture éthique. I. CONTEXTE : DÉCONSTRUIRE LA SUBJECTIVITÉ CARTÉSIENNE Cette première partie propose de resituer les expériences menées au sein du triptyque dans un ensemble de courants philosophiques et éthiques qui apportent des éléments de nature à déconstruire une forme de subjectivité héritée de la révo- lution cartésienne. Comme l’a montré la philosophe Carolyn Merchant [6] l’essor de l’entreprise scientifique et technique qui intervient au cours de la renaissance en Europe a marqué le point d’orgue d’un mouvement de réification de la nature, à la fois réduite à de simples rouages régis par des lois immuables et entièrement cernables, et identifiée à une femme à soumettre. Cette approche du monde, aux racines anciennes, mais qui n’a jamais été universelle, offre aux mains humaines quantité de leviers et manettes, d’outils conceptuels et techniques, au moyen desquels il serait moralement loisible de manipuler le monde vivant sans limite et sans avoir à apporter de justification. Dans le même temps il serait loisible de 5 cantonner les femmes au travail de reproduction biologique, à la partie « naturelle » de l’existence humaine, dénuée de créativité. Le projet de déconstruction de la subjectivité cartésienne est commun, pour des raisons différentes mais connexes, à l’approche écoféministe, à plusieurs courants de l’éthique environnementale, ainsi qu’à certains anthropologues 6. Nous inscrivant également dans cette visée, il nous apparait néanmoins essentiel de souligner que nous cherchons à conserver à notre action et à notre réflexion un ancrage maté- rialiste. Notre éducation s’est faite ainsi : les continuités et équivalences que nous pouvons reconnaitre entre les différentes formes d’existence qui peuplent la terre sont d’abord liées à la matière. Et c’est en reprenant appui sur cette base que nous tâchons d’aller vers une forme d’extériorité réflexive visant à proposer d’autres formes relationnelles, alternatives à la réification et l’exploitation pure. A. Préoccupations morales pour l’environnement L’empreinte toujours croissante des activités humaines sur les milieux de vie a conduit, au cours de l’histoire récente, des acteurs de tout ordre à chercher à développer de nouvelles éthiques vis-à-vis de la biosphère, qui passent tant par l’élaboration théorique que uploads/Philosophie/ lait-sang-larmes-en-offrande-la-manipulation-des-fluides-corporels-feminins-comme-support-d-x27-une-elaboration-ethique-pour-la-biospher.pdf
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- Publié le Mar 23, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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