MARDI 12 OCTOBRE 2004 CAHIER DU « MONDE » DU MARDI 12 OCTOBRE 2004, N O 18572.
MARDI 12 OCTOBRE 2004 CAHIER DU « MONDE » DU MARDI 12 OCTOBRE 2004, N O 18572. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT O uvert en 1930, tout près d’Alger, le che- min de Jacques Derrida s’est interrom- pu, le 9 octobre au matin, à Paris. Et pourtant, dans l’itinéraire de celui qui était, hier encore, le philosophe français vivant le plus lu et le plus commenté à travers le monde, il se pourrait bien que cette terrible halte marque non pas la fin d’une trajec- toire, mais quelque chose comme un nouveau départ. Un nouvel élan pour Derrida, dont la marche périlleuse tout entière fut un hommage à l’intensité subversive de la vie. Un nouveau coup d’envoi pour lui, le survivant proche et généreux, dont le parcours fut balisé par l’affirmation obsédante de la mort qui vient, toujours déjà là, impossible à anticiper – le seul événement à la fin. La vie, la mort, la survie : Derrida n’aura jamais ces- sé de les méditer, en chemin. Comme tout le reste, sur le modèle du détour et de l’atermoiement, du répit et du sursis, à la manière d’un « jeu de colin-maillard » où le moindre piétinement, l’avancée la plus chance- lante, constitueraient autant de pas vers une exposi- tion radicale à autrui. C’est-à-dire à l’imprévisible, à l’irréparable : « La mort de l’autre, c’est la mort premiè- re », écrivait Emmanuel Lévinas, dont Derrida a magnifiquement médité la leçon, les prières, jusqu’à élaborer, en hommage à ses anciens compagnons de route (Blanchot, Deleuze, Foucault, Sarah Kofman…), ce qu’il nommait « un cogito de l’adieu, ce salut sans retour ». De cette échappée belle, de cette éthique en mouvement, les pages qui suivent tentent de cerner les étapes et les mots de passe. Une possible destina- tion, aussi, pour souligner que l’on n’a pas fini d’en mesurer les retombées, bien au-delà de la philoso- phie : dans l’espace de la psychanalyse, de la littératu- re et des arts plastiques, par exemple, mais encore et peut-être surtout à l’horizon d’une autre politique, dont chaque geste du philosophe aura manifesté la nécessité sans frontières, l’urgence planétaire. Car Jacques Derrida ne tenait pas en place. Jusqu’à l’âge de 19 ans, certes, il n’avait guère quitté son Algé- rie natale. Mais par la suite, on le verra sillonner les cinq continents, et ce grand voyageur refusera à toute force de se laisser assigner à demeure. Par vocation, par filiation : le nom de sa mère, Georgette Sultana Esther Safar, accentué d’une certaine manière, signi- fiait lui-même le « départ », le « voyage », en arabe. Et son père, qui travaillait comme représentant de commerce pour une marque d’anisette, avait passé toute sa vie au volant d’une voiture, si bien que Derri- da l’appelait parfois, simplement, « le voyageur ». Mais au-delà de ces aspects biographiques, c’est toute l’œuvre derridienne qui peut être lue sous ce même motif du voyage, et de ce que Heidegger appe- lait « la mise en chemin ». Depuis ses premiers textes, on peut suivre cette conception d’une pensée insépa- rable d’une errance perpétuelle, d’un désir sans cesse tendu vers « l’autre cap » (la « destinerrance »), bref d’une infinie pulsion de déracinement. Et la fameuse « déconstruction », qui restera dans l’histoire comme la révolution intellectuelle attachée à son nom, peut être décrite comme une rude traver- sée de la tradition métaphysique occidentale, qui après cela ne sera plus jamais la même. Car au passa- ge, Derrida aura imposé à ses concepts de multiples et subtiles réorientations, des déplacements apparem- ment minimes, voire microscopiques, mais où, en fait, les choses les plus graves n’en ont jamais fini de se décider. D’où cette façon bien à lui de cheminer pour questionner, et de rôder autour de telle ou telle ques- tion (l’hospitalité, le pardon, la responsabilité…) pour les relancer, de loin en loin, à la frontière des langues et au bord – mais au bord seulement – de la vérité. Cette embardée a eu lieu. Les traces en sont repé- rables un peu partout. Quoi qu’on en veuille, il sem- ble impensable, désormais, de ne pas s’en sentir héri- tiers. Entre ceux qui lisent Derrida, il y avait déjà, de façon souterraine, « un lien d’affinité, de souffrance et d’espérance ». Etre juste avec Derrida, aujour- d’hui, à l’instant de sa mort et du « pas au-delà » (Maurice Blanchot), c’est inventer une autre façon de suivre ses empreintes. C’est continuer de l’accom- pagner, de le porter, même, comme on porte le deuil. Responsabilité confiée, reconnaissance de det- te et discussion renouvelée, telle serait alors la struc- ture d’une « fidélité infidèle » à l’esprit Derrida – celui de l’avenir même, et qui nous regarde déjà, vigi- lant et murmurant : « Je me vois mort coupé de vous en vos mémoires que j’aime » (Jacques Derrida, avec G. Bennington, Seuil, 1991). Jean Birnbaum / 1930-2004 jacques derrida J acques Derrida donne l’im- pression de n’avoir jamais été à l’aise dans un rôle simple. De mille manières, il a trans- formé en problèmes ce qui pouvait paraître donné et sans difficulté. Avec lui, rien n’était jamais aussi évident qu’on pouvait le croire ou qu’on feignait de le dire. Derrière nos habitudes, nos repères et nos critères les mieux assurés, il s’est attaché à débusquer des hypothèses inaper- çues et des présupposés à question- ner. Il fallait toujours, à ses yeux, plus d’attention, plus de temps, plus de nuances… et plus de pru- dence, de patience, d’audace et d’ouverture d’esprit que notre épo- que n’en dispose. Philosophe, il a voulu regarder la philosophie du dehors, et la questionner sans com- plaisance. Ecrivain, il n’a cessé de greffer récit et concept, de les tra- vailler et de les féconder l’un par l’autre. Professeur, il a continû- ment interrogé les institutions d’en- seignement et scruté le sens de l’université comme de l’éducation. Citoyen, il a milité à sa façon, tout en critiquant les certitudes des démocraties actuelles. La raison de ces mille subtilités ? Pas du tout le goût de la complica- tion, mais le souci de préserver l’avenir. Jacques Derrida voulait qu’on cessât de croire toutes les questions réglées, toutes les paro- les prévues ou prévisibles, tous les régimes politiques entrevus. L’axe principal de son œuvre : ménager la place pour l’éventualité d’un autre sens, de quelque chose d’inouï. Réserver la possibilité d’un temps, d’une écriture, d’une forme de savoir ou d’une sensibilité dont, jusqu’à présent, il ne serait pas d’exemple. S’employer pour cela à desserrer les évidences anciennes, travailler à réintroduire du jeu dans les constructions existantes – de la métaphysique à la logique, de la psychologie à la politique – pour que l’avenir ne soit pas clos d’avan- ce. En un temps où les diversités tendent à disparaître, où le monde semble « sans dehors » et de plus en plus dépourvu d’alternative, sa volonté constante de laisser place à un ailleurs peut expliquer son suc- cès paradoxal : œuvre hyperélitis- te, notoriété mondiale. Autrement, on ne comprendrait guère com- ment une prose si complexe, si exi- geante, parfois même obscure, pût susciter, dans le monde entier, un tel engouement. Sans doute exis- te-t-il de multiples éléments de réponse. Notamment : l’enthousiasme des littéraires américains (les philo- sophes anglo-saxons purs et durs ont résisté), la possibilité supposée d’appliquer une « méthode » Derri- da à des domaines très divers, la fécondité de l’auteur (pas moins d’une cinquantaine de volumes publiés en 35 ans), son charisme personnel, la diversité des domai- nes abordés, traversés ou mis en relation (de la poésie à la photogra- phie, de la psychanalyse au statut de l’université, de l’Europe à la dif- férence des sexes, entre bien d’autres), tout cela a certainement contribué à sa gloire. Mais ce ne sont que des données extérieures à l’œuvre. De manière plus radicale et plus profonde, il y a eu chez Jac- ques Derrida un geste, un appel, une attente auxquels son époque s’est trouvée sensible. Il s’est effor- cé de redonner sa chance à l’ave- nir, de rester attentif à l’imprévisi- ble. Voilà pourquoi, en une vingtaine d’années, les décennies 1970 et 1980, Derrida finit par incarner, à peu près dans le monde entier, la figure du philosophe, même aux yeux de ceux qui n’avaient pas lu une ligne de ses ouvrages, de l’Inde aux Etats-Unis, de l’Amérique lati- ne à la Corée du Sud, des pays bal- tes à l’Afrique. Au cours de ces der- nières années, l’aura s’est encore amplifiée. On a vu fleurir des romans, des nouvelles, et même des films, dont Derrida, ou un pen- seur qui lui ressemble étrange- ment, est un personnage. Une nébuleuse de sites Internet sont consacrés à son œuvre, ou parfois seulement à son image (une photo, quelques bribes de textes). Bref, le penseur difficile a fini par devenir une sorte de star. Rien, pourtant, ne semble l’avoir prédisposé à cette fulgurance. Dans sa vie, le temps des commen- cements et des ancrages est d’abord fait d’exils uploads/Philosophie/ le-monde-jacques-derrida-un-homage.pdf
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