Le tournant écopolitique de la pensée française Par Nicolas Truong ANALYSE« Pen

Le tournant écopolitique de la pensée française Par Nicolas Truong ANALYSE« Penseurs du nouveau monde » (1/6). La crise sanitaire a révélé une génération d’intellectuels qui, au croisement de la philosophie et de l’anthropologie, repensent notre rapport au vivant. « Le Monde » réalise une série de portraits et d’entretiens avec ces écrivains de terrain qui élaborent la « French Theory » d’aujourd’hui. Le désastre écologique a provoqué un bouleversement idéologique. Peut-être même une révolution intellectuelle. Au cœur d’une vie des idées qui a parfois tendance à ronronner, le souci planétaire crée en tout cas un salutaire appel d’air. De la catastrophe nucléaire de Fukushima à la fonte du permafrost de l’Alaska, des espoirs déçus de la COP21 à la crise inattendue liée au Covid-19, la pensée s’est décentrée, renouvelée, régénérée afin de relever le défi de penser dans un monde abîmé. Une nouvelle génération d’auteurs est en train d’éclore sur la crise du capitalisme, les décombres du soviétisme et les impasses du productivisme. Des intellectuels de terrain, souvent, qui se sont frottés à l’ethnologie et formés à l’anthropologie. Ancrés dans des territoires – ou reliés à ceux-ci – qu’ils défendent à l’aide de nouveaux concepts. Ainsi, alors qu’elle étudie la façon dont certaines populations indigènes subarctiques résistent à l’économie extractiviste de part et d’autre du détroit de Bering – les Gwich’in en Alaska et les Even au Kamtchatka –, l’anthropologue Nastassja Martin s’est-elle investie dans un collectif citoyen, dans le canton alpin de La Grave (Hautes-Alpes), au cœur du massif des Ecrins, afin de proposer une alternative au projet de « Disneyland de la glisse » en cours et de revivifier l’écosystème montagnard. Alors qu’il nourrit sa réflexion politique de sa pratique de naturaliste et sa métaphysique de son art de pister le loup du Var, la panthère des neiges du Kirghizistan ou les lombrics des composts d’appartement, le philosophe Baptiste Morizot se mobilise au sein du projet « Vercors vie sauvage », un écrin de 490 hectares de forêt acheté par plus de 10 000 donateurs afin de le soustraire à l’exploitation et de le laisser en libre évolution. Ces manières de penser de façon accordée ne sont pas le signe de la fin de l’universalité, mais celui d’un ancrage territorial de la pensée. Lire aussi « On casse l’expertise de l’Etat en matière d’environnement » : les messages d’alerte des agents des parcs nationaux En France, le terrain avait été défriché par quelques pionniers. Michel Serres avait chahuté la philosophie du droit avec Le Contrat naturel (Flammarion, 1990). Le botaniste Jean-Marie Pelt avait popularisé la « vie sociale » des plantes, et Françis Hallé en avait fait « l’éloge ». Elisabeth de Fontenay avait mis au jour l’énigme de l’animalité au sein du corpus philosophique occidental dans Le Silence des bêtes (Seuil, 1998) ; Jean-Christophe Bailly avait reconverti la poésie à la parole muette de l’animal dans Le Parti-pris des animaux (Christian Bourgois, 2013) et Catherine Larrère développé une « philosophie de l’environnement ». Sans oublier le psychanalyste Félix Guattari qui, dans Les Trois Ecologies (Galilée, 1989), théorisa l’« écosophie », une écologie globale, à la fois sociale, mentale et environnementale. « L’hypothèse Gaïa » Mais la greffe n’avait pas complètement pris. D’autant que l’essai de Luc Ferry Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) avait largement contribué à déconsidérer cette critique de l’anthropocentrisme assimilée à un « antihumanisme » et, dans sa forme la plus radicale, à du néoconservatisme, du gauchisme, voire à du totalitarisme et du néofascisme. Mais les temps ont changé. La banquise a fondu et les digues ont sauté. Un changement de perspective s’est donc opéré. Un renversement métaphysique, tout d’abord. Avec de nouvelles ontologies élaborées par l’anthropologue Philippe Descola et le sociologue Bruno Latour. Lire aussi Philippe Descola : « En Amazonie, c’est d’abord le milieu de vie des Amérindiens qui est détruit » Afin de dépasser le dualisme entre nature et culture, dont il observa l’inadéquation sur son terrain amazonien auprès d’une tribu jivaro, les Achuar, qui considéraient les plantes qu’ils mangeaient et les animaux qu’ils chassaient comme ontologiquement semblables à eux, Philippe Descola a distingué quatre façons de percevoir les continuités et les discontinuités entre les humains et les non-humains : le totémisme (qui repose sur l’idée qu’il y a une homologie, une appartenance commune, entre certains humains et non-humains) ; l’animisme (qui suppose que la plupart des non-humains qui nous entourent ont une âme ou une intériorité) ; le naturalisme (fondé sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains) ; et l’analogisme (où humains et non-humains mènent des vies séparées mais analogues). « Avant, les naturalistes étaient souvent réacs, mais il y a un renouveau à gauche de ces pratiques » Christophe Bonneuil, historien Afin de prendre la mesure du nouveau régime climatique au sein duquel les activités humaines sont devenues des forces telluriques, Bruno Latour réactive « l’hypothèse Gaïa », personnification antique de la Terre reprise par le scientifique britannique James Lovelock dans les années 1970, dont il revendique la puissance d’incarnation, car « ceux qui affirment que la Terre n’a pas seulement un mouvement mais aussi un comportement, qui la fait réagir à ce que nous lui faisons, ne sont pas tous des foldingues qui auraient versé dans l’étrange idée d’ajouter une âme à ce qui n’en a pas », explique-t-il. Une Terre qui pourrait même être défendue au sein d’un « parlement des choses », une sorte de Sénat mondial où siégeraient des porte-parole d’entités non représentées : forêts, insectes pollinisateurs, oiseaux migrateurs, mais également aéroports ou OGM. En résumé, Philippe Descola a montré qu’il n’y a pas d’universalité de la distinction entre nature et culture, et Bruno Latour qu’il y avait d’autres modes d’existence. Le premier invite désormais à une « politique de la Terre », alors que le second a théorisé une « politique de la nature ». Tous deux sont des références incontestées de la galaxie écopolitique. La Drôme, cluster écopolitique Le premier est le maître et le professeur, le second l’ami et l’animateur. Philippe Descola a dirigé la thèse de l’anthropologue Nastassja Martin, co-écrit un livre d’entretiens avec Pierre Charbonnier et inspiré les bandes dessinées en forme de petits traités d’écologie sauvage d’Alessandro Pignocchi, qui poétise et polarise une sorte de zadisme animiste (Anent : Nouvelles des indiens jivaros, Steinkis, 2016, ou La Recomposition des mondes, Seuil, 2019) ; Bruno Latour correspond avec Emanuele Coccia ou Vinciane Despret, suit les travaux de la philosophe éco-féministe Emilie Hache et mène des projets théâtraux avec Frédérique Aït- Touati, chercheuse au CNRS, spécialiste de littérature comparée et d’histoire des sciences, parmi lesquels Gaïa Global Circus,dont la dramaturgie est destinée à associer l’écologie politique aux énergies artistiques. Bruno Latour relit les travaux des uns et des autres. Il relie les uns aux autres aussi. Ainsi, c’est au cours d’une soirée dans son appartement parisien que la romancière Maylis de Kérangal a rencontré Nastassja Martin et l’a encouragée à écrire Croire aux fauves (Gallimard, 2019), récit de sa confrontation avec un ours au Kamtchatka qui devint un surprenant succès de librairie. Lire aussi « Croire aux fauves », de Nastassja Martin : l’étreinte de l’ours Car toute la petite bande écosophique se connaît, s’écrit, s’encourage, s’apprécie, se critique, et se chamaille de temps à autre aussi. Elle se retrouve parfois dans des régions où la galaxie se densifie. Notamment dans la Drôme, devenue un véritable « cluster » écopolitique, un écosystème intellectuel : Baptiste Morizot s’est installé près de Chabeuil, à quelques encablures de Saint-Jean-en-Royans ; où réside l’historien de l’anthropocène Christophe Bonneuil ; Emilie Hache habite désormais à Die, tout comme le collapsologue Pablo Servigne, une ville ouverte sur la pluralité des formes de vie. Profitant de la proximité avec Lyon, les nouveaux écosophes peuvent donner leur cours à l’université, vivre pleinement leur urbanité et habiter dans un isolement peuplé (d’arbres, de plantes, d’insectes, de mammifères sauvages ou d’oiseaux et de tous les liens sociaux qui se tissent avec les éleveurs, maraîchers, agriculteurs, mais aussi les intellectuels et activistes écrivains de ces régions en transition). Armée de ces nouvelles ontologies, toute la génération écosophique plaide pour l’élargissement du politique « aux bêtes, aux fleuves, aux landes, aux océans, qui peuvent eux aussi porter plainte, se faire entendre, donner leurs idées », comme l’affirme l’écrivaine Marielle Macé, autrice de Nos cabanes (Verdier, 2019), avec « ce sentiment que nous vivons dans un âge où toutes les entités qui peuplent le monde réclament attention et patience ». Car le tournant écopolitique de la pensée contemporaine repose sur une conversion de l’attention. Puisque la crise écologique est « une crise de la sensibilité », assure Baptiste Morizot, c’est-à-dire un appauvrissement, voire « une extinction de l’expérience de la nature », comme le déplore l’écrivain et lépidoptériste américain Robert Pyle, il importe de retrouver les voies de l’attention aux êtres vivants, qu’ils soient humains ou non. Faire bouger les lignes Dans un monde où les enfants connaissent davantage les marques et les logos que le uploads/Philosophie/ penseurs-du-nouveau-monde-tournant-ecopolitique-de-la-pensee-francaise.pdf

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