5 LE DOSSIER Philosophie et politique en Afrique coordonné par Abel Kouvouama P
5 LE DOSSIER Philosophie et politique en Afrique coordonné par Abel Kouvouama Penser la politique en Afrique Introduction au thème Pour introduire ce dossier thématique, nous avons délibérément choisi de penser philosophiquement la politique (et non pas le politique) en Afri- que. D’aucuns verront là une ingérence dans le territoire traditionnel de la sociologie politique ou de la science politique. Pourtant, deux raisons prin- cipales justifient un tel choix: la première tient au fait que l’on a toujours voulu, depuis Platon et Aristote, cantonner la réflexion philosophique sur le politique, c’est-à-dire à son essence, à ses caractéristiques fondamentales, en distinguant l’aspect normatif de l’aspect positif 1. Ainsi la réflexion de Platon, dans La République, sur la cité idéale non corruptible a-t-elle conduit à faire de la philosophie politique la science architectonique: pour qu’une cité soit juste, il est indispensable qu’elle soit dirigée par le philosophe ou par le roi qui se serait initié à la science philosophique. La science philoso- phique et la science politique se définissent de la même manière, comme «l’art de diriger la cité selon la justice». Contre cette conception du philosophe- roi installé dans la «sagesse théorique» et versé dans la contemplation des essences éternelles du monde intelligible, le Noûs, Aristote adopte une voie médiane. À la «sagesse théorique» réservée à une quantité infime de per- sonnes considérées comme sages et vivant retirées du monde de l’action, il oppose la «sagesse pratique» propre aux individus vivant et agissant avec 1. Lire notamment J. Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965. 6 LE DOSSIER Philosophie et politique en Afrique prudence dans la cité: l’homme est un «animal politique» fait pour vivre en société. C’est en cela que le politique comme genre de savoir rationnel se trouve lié par les contingences historiques propres à chaque société, autre- ment dit, à la politique en acte. Vue sous cet angle, la philosophie politique contemporaine en Afrique se doit de tenir compte également des visées pra- tiques du politique pour penser celui-ci dans sa complexité, à la fois comme espace des possibles et comme espace d’expérimentation des conduites humaines sous les aspects individuels et collectifs. La seconde raison tient au contexte social, historique et idéologique dans lequel la philosophie morale et politique s’est développée en Afrique. La critique politique et idéologique tour à tour de l’esclavage, de la colonisa- tion puis de l’apartheid et du racisme par la négritude (dès 1935), le pan- africanisme et les courants africains du marxisme (autour des années 50), a orienté la réflexion vers la réhabilitation de l’homme noir, contre l’histoire et l’ethnologie coloniales. Le débat philosophique sur le politique est d’abord parti du champ de la philosophie de l’histoire pour ensuite questionner le fait politique dans ses déterminations historiques concrètes, puis les caté- gories et concepts utilisés pour penser cette historicité africaine. Il nous paraît donc important – afin de mieux saisir le contenu des différentes contributions à ce dossier – d’avoir à l’esprit les implications politiques et idéologiques fortes du débat philosophique contemporain en Afrique et de la position sociale de ceux qui sont pour la plupart des «philosophes- fonctionnaires», appelés à réfléchir philosophiquement sur le politique en Afrique à la fois comme pédagogues et comme citoyens opérant des choix stratégiques et vitaux. C’est en tenant compte de nos propres considérations épistémologiques et pédagogiques, partagées par nombre de philosophes en Afrique 2, que nous avons opéré ce choix de méthode qui consiste à penser philosophiquement la politique (au sens théorique et pratique du terme) en Afrique au-delà de la seule logique institutionnelle, afin d’analyser, selon le sens qu’en donne la philosophe Aminata Diaw, «les logiques souterraines que font agir et qui font agir les acteurs sociaux et politiques 3»; et ce non seulement pour com- prendre les trajectoires changeantes et incertaines des configurations poli- tiques à l’œuvre 4, mais également pour apprécier à leur juste valeur les expé- riences africaines de production endogène de la modernité politique. Penser la politique en Afrique, c’est donc analyser à partir de quelle fondation les 7 Politique africaine n° 77 - mars 2000 producteurs du politique travaillent à une redéfinition d’un vouloir-vivre ensemble. Récapitulation et idéalisation du passé, reconquête d’une iden- tité noire ou africaine perdue du fait des ruses de l’histoire, revendication de l’universalité de la démocratie, telles sont les principales lignes directrices d’une interrogation philosophique sur le politique appréhendé ici dans ses déterminations historiques, c’est-à-dire comme horizon d’une pratique poli- tique. Cette interrogation s’effectue dans un contexte général de bouillon- nement d’idées, de questionnement sur le sens du lien social, du rapport entre l’individu et la communauté, en même temps qu’il se dégage un engouement pour la philosophie et l’éthique, en particulier un renouveau de la philosophie politique dans le monde occidental. Pour diverses raisons, cet engouement et ce renouveau sont peu visibles au niveau théorique à l’échelle du continent africain; pourtant, les nouvelles dynamiques internes issues de la société civile, des femmes, des jeunes, et les mutations politiques (reven- dications démocratiques, conférences nationales, guerres civiles, généralisa- tion de la violence, coups d’État militaires, «coups d’État civils») qui scandent l’histoire du continent des dix dernières années interrogent le philosophe, «travailleur du concept», et l’invitent à proposer d’autres catégories appro- priées d’analyse. Pour y parvenir, il convient d’abord de préciser l’horizon de notre discours dans le champ de la philosophie africaine. Peut-on parler d’une «philosophie africaine»? Pendant longtemps, le débat philosophique en Afrique a été polarisé autour de la question de l’existence ou de la non-existence d’une «philosophie afri- caine»: existe-t-il une philosophie africaine? Si oui, est-elle systématique? 2. La réflexion pédagogique sur la philosophie en Afrique a donné lieu, ces quinze dernières années, à de nombreux travaux. À la suite des colloques interafricains de Dakar en 1984 («La philosophie et son enseignement. Philosophie et littérature», publié dans la Revue sénégalaise de philosophie, n° 11,1987) et de Yamoussoukro en 1988 («La philosophie et son enseignement. Philosophie et science»), le Conseil interafricain de philosophie (CIAP) a lancé un programme philosophique har- monisé dans plus de 25 États africains en majorité francophones. La rédaction du manuel interafricain de philosophie pour les classes terminales est également en cours. 3. A. Diaw, Démocratisation et logiques identitaires en acte, l’invention de la politique en Afrique, série monographie 2/94 du Codesria, Dakar, 1994, p. 2. 4. M.-C. Diop et M. Diouf, Les Figures du politique en Afrique. Des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus, coll. Bibliothèque du Codesria, Dakar/Paris, Codesria/Karthala, 1999, p. 8. 8 LE DOSSIER Philosophie et politique en Afrique Question superflue et métaphysique ont dit les uns, question idéologique et identitaire ont clamé les autres. Le débat portait également sur son statut théorique par rapport aux autres formes de pensées, particulièrement à la pensée ethnologique. La rédaction par le missionnaire belge Placide Tempels en 1945, c’est-à-dire en pleine décomposition de l’idéologie fasciste, d’un ouvrage qui paraîtra en 1948 sous le titre La Philosophie bantoue, inaugurera, sur le terrain de la philosophie, le débat contemporain relatif à l’identité noire, à la suite des débats politiques engagés sur la négritude dix années auparavant par des écrivains africains, africains-américains et antillais. Tem- pels emprunte une méthode apparemment simple. Elle consiste à «postuler, chercher et trouver, comme ultime fondement d’un comportement humain logique et universel, une pensée humaine logique. Point de comportement vital, écrivait-il, sans un sens de la vie; point de volonté de vie sans concept vital; point de constante pratique rédemptrice sans philosophie du salut. Faut-il dès lors s’étonner de ce que nous trouvions chez les Bantous, et plus généralement chez tous les primitifs, comme fondement de leurs concep- tions intellectuelles de l’univers, quelques principes de base, et même un sys- tème philosophique, relativement simple et primitif, dérivé d’une ontologie logiquement cohérente […] Si les primitifs ont une conception particulière de l’être et de l’univers, cette “ontologie” propre donnera un caractère spé- cial, une couleur locale, à leurs croyances et pratiques religieuses, à leurs mœurs, à leur droit, à leurs institutions et coutumes, à leurs réactions psy- chologiques et plus généralement à tout leur comportement. Ceci est d’au- tant plus vrai, qu’à mon humble avis, les Bantous, comme tous les primitifs, vivent plus que nous d’Idées et selon leurs idées 5». Dans l’esprit de Tempels, la «philosophie» des Bantous étant enfouie dans leur métaphysique, le recours à la maïeutique aide à découvrir leur pensée et à dévoiler ce système ontologique dans lequel, selon lui, la force, la vie puissante, l’énergie vitale occupent une place centrale. «N’attendons- pas du premier Noir venu, écrivait-il (et notamment des jeunes gens), qu’il puisse nous faire un exposé systématique de son système ontologique. Cependant cette ontologie existe: elle pénètre et informe toute la pensée du primitif, elle domine et oriente tout son comportement. Par les méthodes d’analyse et de synthèse de nos disciplines intellectuelles nous pouvons donc rendre “aux primitifs” le service de rechercher, classifier et systématiser les éléments de leur système ontologique 6.» La généralisation de l’étude de 9 Politique africaine Penser la politique en Afrique Tempels sur la communauté luba à tous les Bantous était en vérité uploads/Philosophie/ abel-kouvouama-penser-la-politique-en-afrique.pdf
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- Publié le Fev 12, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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