Jean-Paul RIOPELLE, L'hommage à Rosa Luxemburg, 1992 (détail)[ * ] John Dewey,

Jean-Paul RIOPELLE, L'hommage à Rosa Luxemburg, 1992 (détail)[ * ] John Dewey, (2005), L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III, traduit de l’anglais (USA) par Jean-Pierre Cometti, Christoph Domino, Fabienne Gaspari, Catherine Mari, Nancy Murzilli, Claude Pichevin, Jean Piwnica et Gilles Tiberghien, Préface de Richard Shusterman et Postface de Stewart Buettner, Publications de l’Université de Pau, Éditions Farrago, pp.418. Stéphane Bastien De l’art comme « expérience » C’est avec joie et reconnaissance que nous devons accueillir ce troisième volume en français des œuvres philosophiques de John Dewey : L’art comme expérience. Les quatorze chapitres qui composent ce texte volumineux sont issus d'un cycle de conférences sur l’expérience esthétique et les arts – livrées par Dewey en 1931 à Harvard–, dans lesquelles le philosophe proposait une vision de l'art dans le contexte des sociétés modernes démocratiques. Elles seront publiées par la suite, en 1934, sous le titre : Art as Experience. Par l’entremise de ces exposés philosophiques, Dewey cherchait, entre autres, à contrecarrer les critiques accusant sa philosophie « pragmatique » de négliger la dimension esthétique/imaginative, voire spirituelle/idéale, de l’expérience humaine. Mais pour bien saisir la profondeur de l’esthétique pragmatique de Dewey, il est pertinent de la situer brièvement dans l’ensemble de sa philosophie et de l’évolution de sa pensée. En tant qu’héritier de l’approche pragmatique américaine (C.S. Peirce, W. James), John Dewey est surtout apprécié (et souvent critiqué) pour son épistémologie instrumentaliste qui insiste sur le rôle actif de l’intelligence et sa capacité de guider Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html 1 sur 8 13-10-11 11:22 l’action[1], ou encore pour son programme pédagogique d’apprentissage par la pratique (« learning by doing »)[2]. Ce faisant, Dewey voulait redonner à la philosophie une place prépondérante dans l’arène des débats publics et une fonction constructive en ce qui a trait aux problèmes qui affectent l’être humain, tant dans sa vie quotidienne que dans ses recherches scientifiques de pointe. Mais dans le monde francophone, nous oublions parfois que cette philosophie « engagée » ne fut ni le premier, ni le dernier mot du penseur américain. Influencé d’abord par l’idéalisme allemand (Hegel) et le transcendantalisme (Emerson) de son pays natal, Dewey était tout à la fois défenseur de l’humanisme et du naturalisme, partisan de la théorie de l’évolution (Darwin, Spencer) et parfois proche du vitalisme (Bergson). Du naturalisme et du vitalisme, il préservera un sens accru de notre appartenance au monde naturel et de la continuité entre l’activité humaine et celle de la nature en général ; de l’idéalisme et du transcendantalisme, il conservera l’idée de l’humain comme être de culture, inscrit dans une histoire, soumis à des exigences morales et intellectuelles, mais également capable, par l’art et la science, de transformer et de créer son monde. Parmi les œuvres philosophiques de Dewey (et elles sont nombreuses), aucune ne témoigne mieux de la richesse et de la complexité de sa pensée que son livre consacré à l’expérience esthétique, nommé ci-haut, L’art comme expérience. Soulignons d’ailleurs la qualité de la traduction du texte, qui pourra aussi nous éclairer, au passage, sur la vision deweyenne de l’expérience esthétique. Si, dans l’ensemble, les traducteurs ont cru bon de ne pas imposer un vocabulaire par trop adapté, ils ont néanmoins pris la liberté, dès le premier chapitre, d’offrir quelques variations intéressantes. En effet, le chapitre premier intitulé en anglais « The live creature » fut simplement transposé, en français par « L’être vivant ». Quoique nous perdions (en traduction) le terme « créature », nous en félicitons néanmoins les traducteurs d’avoir choisi l’expression l’être vivant, qui reflète correctement, selon nous, l’esprit implicitement vitaliste du texte tout en suggérant la dimension proprement humaine de l’expérience esthétique. En revanche, le choix de « consommation » pour traduire le mot anglais « consummation », nous semble correct, exact, mais moins évocateur, puisqu’il perd ce sens de la jouissance, de l’exaltation ou de la félicité que Dewey associait à l’expérience esthétique. Nous aurions ainsi préféré le terme, plus enflammé, de consumation... En fait, la difficulté de traduire un philosophe comme Dewey ne réside pas dans la technicité de son vocabulaire, ni dans l’obscurité de ses propos, mais bien l’inverse : Dewey désirait composer une philosophie solidement structurée et opérationnelle, mais aussi accessible au commun des mortels ; il croyait, en bref, s’adresser aux non-philosophes, tout en rétorquant à ses adversaires philosophiques (dont Bertrand Russel, par exemple). Le problème, c’est que Dewey utilisait des termes ordinaires pour signifier des dimensions de la vie humaine qui, si elles sont l’apanage de tous, ont malheureusement été occultées par des siècles de débats théoriques spécialisés. C’est en ce sens que le mot « expérience », si simple en Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html 2 sur 8 13-10-11 11:22 apparence, a pu susciter tant de confusion, au point où Dewey a parfois souhaité complètement l’abandonner[3]. Pourtant, si nous voulons comprendre ce qu’entendait Dewey par « l’art comme expérience », et en quoi sa vision peut encore nous servir aujourd’hui, il serait désirable d’en saisir un tant soit peu la signification, aussi vague soit-elle. À parcourir l’ensemble de l’œuvre, nous voyons que Dewey accentue la valeur polysémique du terme « expérience » (tel qu’en témoigne, entre autres, son autre chef d’œuvre Experience and Nature, publié en 1925). Mais à la base, l’expérience, selon Dewey, doit être comprise en termes de relation, d’interaction et de transaction. Ceci signifie d’abord que les êtres ou entités impliqués dans les interactions ne sont pas premiers, mais émergent à travers l’interaction. Ainsi, pour Dewey, que ce soit dans ses pratiques scientifiques, dans ses activités artistiques, ou dans ses tâches quotidiennes, l’être humain est principalement un être-en-relation, ou en termes écologiques, un organisme en interaction avec et dans un environnement, que celui-ci soit simplement physique et biologique ou plus spécifiquement humain, social et culturel. Dans L’art comme expérience, Dewey résume cette position philosophique, qu’il défendait depuis longtemps, malgré ses détracteurs : « (…) l’expérience concerne l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local » (L’art comme expérience : 290). Par conséquent, l’expérience, toujours relationnelle, n’est pas purement mécanique, telle la collision insensible des boules dans un jeu de billard, mais bien organique, dynamique et globale, et intègre tout autant les valeurs esthétiques et les idéaux moraux que les éléments de l’environnement physique et biologique. Plus encore, être (vivant) à la fois de nature et de culture, l’humain possède cette capacité d’entrer en relation avec son environnement par le biais des signes et symboles, insufflant aux moindres parcelles du monde visible, une valeur et une signification qui le transcendent et renvoient, à chaque instant, au monde invisible des émotions, des désirs, des rêves. En bref, nous pouvons dire que ce point de jonction, cette interface, entre la nature et la culture est précisément ce que Dewey appelle l’expérience. En ce sens, l’expérience est la nature culturellement habitée, vécue et transigée. Ses « traits génériques » ne sont autres que ceux de toute perception consciente. Elle est : transactionnelle, contextuelle (situationnelle), spatio-temporelle, qualitative, narrative, etc. Ce sont les grandes catégories par lesquelles nous faisons « sens » de notre expérience « personnelle » particulière et l’inscrivons dans le drame plus large de l’expérience humaine « universelle ». Or, pour Dewey, aucune activité humaine n’atteste mieux de cette aptitude à rejoindre le particulier et l’universel, que l’art et, plus généralement, l’expérience esthétique. Sur l’expérience esthétique Pour Dewey, l’expérience esthétique est inséparable de l’ensemble de nos activités Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html 3 sur 8 13-10-11 11:22 dites « ordinaires » en ce qu’elle préserve, mais de manière amplifiée ou intensifiée, les traits génériques de toute expérience « normale ». Dans l’expérience esthétique, ces « traits » sont portés à « l’avant-plan » de notre conscience par l’intermédiaire de l’imagination. C’est en quoi, affirme Dewey, « l’expérience esthétique est une expérience imaginative » (L’art comme expérience : 317). Par conséquent, si l’on peut dire que l’expérience esthétique se distingue de l’expérience normale, c’est précisément dans la mesure où elle l’enrichit, par le biais de l’imagination, en lui octroyant une importance accrue, un sens et une valeur intrinsèque. Ainsi, selon le penseur américain, l’expérience esthétique ne se distingue pas radicalement des autres formes d’expériences humaines : « (…) l’esthétique ne s’ajoute pas à l’expérience, de l’extérieur, que ce soit sous forme de luxe oisif ou d’idéalité transcendante, (…) [mais] consiste (…) en un développement clair et appuyé de traits qui appartiennent à toute expérience normalement complète » (L’art comme expérience : 71). Ni simple « luxe » du dandy, ni idéal supranaturel (transcendantal), l’expérience esthétique est « résonance » et « relation » au sein de l’univers ambiant. Tel que nous l’avons dit, elle est une instance, certes plus vive et amplifiée, de la qualité d’ensemble qui imprègne toute situation et partage les mêmes caractéristiques de base que toute autre expérience. En fait, alors que uploads/Philosophie/ ae-john-dewey-l-x27-art-comme-experience-oeuvres-philosophiques-iii.pdf

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