1 Allostasie : physiologie, cérébralité et normativité sociale. A paraître dans

1 Allostasie : physiologie, cérébralité et normativité sociale. A paraître dans Le Bulletin d'Histoire et d'Epistémologie des Sciences de la Vie Mathieu Arminjon Département de psychiatrie, Faculté de médecine, Université de Genève, Suisse. Fondation Agalma, Genève, Suisse. Mathieu.Arminjon@unige.ch Résumé Le concept de régulation est au cœur des sciences modernes du vivant et détermine les catégories du normal et du pathologique. Nous proposons ici d’esquisser les conditions historiques et conceptuelles qui ont amené Peter Sterling et Joseph Eyer à introduire, en 1988, la notion d’allostasie. Nous montrons à quelles conditions cette dernière rompt avec les concepts antérieurs comme ceux de milieu intérieur et d’homéostasie. Nous insistons sur l’importance grandissante que le modèle allostatique accorde à la cérébralité ainsi qu’aux déterminants sociaux. Cette articulation nous mène finalement à nous interroger sur les rapports qu’entretiennent normativité sociale et pathologie. Introduction Comme l’a relevé Canguilhem, le concept de régulation constitue le cœur de la physiologie moderne. Il recouvre aujourd'hui, écrit-il, « la quasi-totalité des opérations de l'être vivant : morphogenèse, régénération des parties mutilées, maintien de l'équilibre dynamique, adaptation 1aux conditions de vie dans le milieu. ». D’où sa conclusion : « La régulation, c'est le fait biologique par excellence ». Or si les physiologistes s’accordent pour y reconnaître la spécificité du vivant, la succession de termes tels que ceux de milieu intérieur, de dynamogénie, d’homéostasie ou encore d’homéodynamisme, montre que la conceptualisation 1 G. Canguilhem « Régulation (épistémologie) », Paris, Encyclopædia Universalis, 1974, 14, 401-403, p. 402. 2 de ces faits de régulation ne fait quant à elle aucunement l’objet d’un consensus. Aussi les débats sur l’autorégulation nous offrent-ils un point de vue privilégié sur les reconfigurations conceptuelles dont le vivant a pu faire l’objet au cours du XXe siècle. La présente étude s’attache à esquisser une généalogie du concept d’allostasie. Récent avatar des théories de l’autorégulation, cette notion fut introduite en 1988 par Peter Sterling et Joseph Eyer2. S’inspirant de travaux issus de la neurobiologie et de l’épidémiologie, les deux auteurs entendent rompre avec les théorisations antérieures de la régulation. Ces dernières auraient insisté sur la constance des normes biologiques, négligeant par là la plasticité du vivant pourtant nécessaire à son adaptabilité. Le concept d’allostasie entend, au contraire, conceptualiser la variabilité des normes physiologiques, soit la stabilité de l’organisme au travers du changement (stability through change3). Il suffit cependant de revenir aux textes de W. B. Cannon, qui a introduit le terme d’homéostasie en 19254, pour se rendre compte que l’homéostasie thématise déjà une telle labilité biologique. En d’autres termes, la véritable cible des tenants de l’allostasie ne serait pas le concept d’homéostasie, mais la notion de milieu intérieur, introduite en 1878 par Claude Bernard5. Or si le concept d’homéostasie défendait déjà une variabilité biologique, on peut alors se demander si la notion d’allostasie possède une véritable légitimité conceptuelle. 2 P. Sterling, J. Eyer, « Allostasis: A new paradigm to explain arousal pathology », In Handbook of Life Stress, Cognition and Health, Fisher S, Reason J (eds), Chichester, John Wiley, 1988, 629-649. 3 Sterling, Eyer, 1988, p.641. 4 W. B. Cannon, Jubilee Volume for Charles Richet, Transactions of the Congress of American Physicians and Surgeons, 1926, 12, 3, 91-93. 5 C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris, J.B. Baillière, 1878. 3 En guise de réponse nous montrons que le concept d’allostasie ne tient pas sa particularité d’une prétendue conceptualisation de la plasticité du vivant. Celle-ci était déjà acquise avec le concept d’homéostasie. Il se distingue cependant bien des conceptions antérieures de la régulation du fait qu’il accorde un rôle central à la cérébralité comprise comme le lien nécessaire entre variabilité somatique et les déterminations du milieu. Mais encore, là où Bernard entendait rendre compte des mécanismes régulateurs assurant l’indépendance du milieu intérieur vis-à-vis du milieu extérieur, l’allostasie tente d’en conceptualiser l’étroite dépendance. Aussi le milieu extérieur n’est-il plus seulement conçu comme un ensemble de conditions « naturelles » auxquelles le vivant devrait s’adapter. Le paradigme allostatique interroge plus spécifiquement l’adaptation des normes biologiques à l’environnement social, ainsi que les dérégulations qui peuvent en résulter. Ces dernières, dont le stress chronique et les addictions représentent les pathologies prototypiques, nous invitent finalement à repenser l’opposition canguilhemienne entre normativité biologique et sociale. I - Le milieu intérieur et la naissance des sciences biomédicales La notion de milieu intérieur fut forgée par Claude Bernard suite à la découverte fortuite de la glycogenèse du foie. Bernard oublie sur sa paillasse un foie fraîchement lavé et le retrouve, le lendemain, imprégné de glucose. On pensait jusque-là que la concentration de glucose dans le sang résultait d’un apport alimentaire et non d’une synthèse. Ce dogme tombe avec la découverte de Bernard ; le foie maintient la glycémie à un niveau constant en synthétisant du sucre lorsque l’organisme vient à en manquer. 4 Après avoir initié un nombre important de recherches visant à établir l’existence de mécanismes régulateurs similaires, assurant, par exemple, le maintien de la température corporelle ou la teneur en eau du sang, etc., Bernard en tire la théorie générale suivante: « Un mécanisme compensateur très compliqué maintient constant le milieu intérieur qui enveloppe les éléments des tissus de telle sorte que ceux-ci sont, quelles que soient les vicissitudes cosmiques, dans des atmosphères identiques, dans une véritable serre chaude.»6 Comme le rappelle Pichot, « Le milieu intérieur a servi de paradigme à la biologie moderne, remplaçant la “ persévérance de l’être dans son être ” tout en se prêtant merveilleusement à l’expérimentation »7. La théorie du milieu intérieur a ainsi joué un rôle central. C’est au travers d’elle que la physiologie est devenue une science à part entière, ce qui vaudra à Bernard d’être élevé au rang de père de la médecine moderne. Comme en témoigne effectivement Durkheim, en 1885, « le grand service que Claude Bernard a rendu à la physiologie fut précisément de l’affranchir de toute espèce de joug, de la physique et de la chimie comme de la métaphysique »8. La découverte des mécanismes d’autorégulation permet ainsi à la biologie de revendiquer la scientificité de son objet, le vivant, tout en s’affranchissant de la tradition vitaliste. Toutefois, comme le montre Pichot, la théorie du milieu intérieur, exposée principalement dans les Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, conduit Bernard à des hésitations, voire à des contradictions. Dans sa quête de la spécificité du vivant, il insiste sur la synthèse, puis sur la destruction organique, avant de se tourner du côté de la 6 Bernard, 1878, p.6. 7 A. Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, Tel, 1993, p. 714. 8 É. Durkheim, Textes, Paris, Éd. de Minuit, t.1, 1975[1885], p. 373. 5 morphogenèse. Cette dernière ne renvoie pas à un mécanisme de régulation parmi d’autres. S’il était possible d’en rendre compte, c’est l’origine même des normes biologiques qui serait mise au jour. Bernard écrit en ce sens : « L'œuf est un devenir; or comment concevoir qu'une matière ait pour propriété de renfermer des jeux de mécanismes qui n'existent pas encore. »9 Si la théorie du milieu intérieur doit marquer la naissance d’une science authentique du vivant, celle-ci semble d’emblée vouée à l’échec. L’origine de cet harmonieux agencement de mécanismes échappe tout bonnement à l’étude expérimentale. Ne reste plus que la métaphysique; en l’absence d’une théorie morphogénétique et d’une génétique fiable, Bernard s’en remet donc à l’harmonie préétablie de Leibniz10. Ce petit détour du côté de l’embryologie bernardienne n’a rien d’anecdotique. L’origine de la régulation morphogénétique, entendue comme la forme généralisée du dynamisme biologique, reste externe à l’appréhension expérimentale du vivant. En recourant à l’harmonie préétablie, Bernard dissocie la dynamique de l’organisme conçu comme un tout, des dynamismes dont font preuve les organes pris individuellement. Sa physiologie expérimentale nous laisse ainsi l’image d’un vivant autorégulé, certes, mais se contentant de mettre au jour des variations locales. La régulation bernardienne se limite à la correction d’écarts plus ou moins importants vis-à-vis d’une norme donnée. Le milieu, dans la notion de « milieu intérieur », ne désigne donc pas seulement l’environnement interne dans lequel baigne chaque organe ou chaque cellule, mais se dote encore d’un sens géométrique. On peut imaginer, pour chaque organe, l’existence d’une norme essentielle, abstraite et fixe, représentée au centre 9 C. Bernard, De la physiologie générale, Bruxelles, Culture et Civilisation, 1965 [1872], p. 155. 10 Voir à ce sujet Pichot, 1993, p. 756. 6 d’une droite et à laquelle toute variabilité organique serait asservie. Si la théorie du milieu intérieur s’avère dynamique – car il faut bien que l’organisme soit plastique afin qu’il compense des écarts – son dynamisme n’en reste pas moins restreint, dès lors qu’il n’admet qu’une seule norme. C’est bien ce dynamisme relatif qui constituera la cible privilégiée des théoriciens modernes de l’autorégulation. II – L’homéostasie ou la variabilité retrouvée On ne peut parler de la théorie du milieu intérieur sans évoquer la notion d’homéostasie que l’on tient généralement pour synonyme. Pour Christiane Sinding, le concept d’homéostasie n’apporte tout simplement rien de plus uploads/Philosophie/ allostasie-physiologie-cerebralite-et-no.pdf

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