Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 2 | 1998 Freud et la p

Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 2 | 1998 Freud et la philosophie L’impossible discours de la méthode Joëlle Strauser Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/leportique/333 ISSN : 1777-5280 Éditeur Association "Les Amis du Portique" Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 1998 ISSN : 1283-8594 Référence électronique Joëlle Strauser, « L’impossible discours de la méthode », Le Portique [En ligne], 2 | 1998, mis en ligne le 15 mars 2005, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/leportique/333 Ce document a été généré automatiquement le 19 avril 2019. Tous droits réservés L’impossible discours de la méthode Joëlle Strauser « En philosophie, la difficulté est de ne pas dire plus que ce que nous savons. » Wittgenstein 1 Quand Wittgenstein est né, à Vienne, Freud avait trente-trois ans. 2 Quand Freud est mort, à Londres, Wittgenstein avait cinquante ans. 3 Or ils ne se sont pas rencontrés. 4 Freud ne mentionne pas Wittgenstein. 5 Wittgenstein parle à diverses reprises de Freud, dont il a lu certains travaux et avec qui l’une de ses sœurs, Gretl, a fait une analyse. Après avoir dit de Freud que c’était quelqu’un qui avait « quelque chose à dire », litote très élogieuse, Wittgenstein a critiqué ses travaux et sa méthode avec beaucoup d’exigence et de clairvoyance, puis il a cessé de l’évoquer. 6 Dans le livre qu’il leur a consacré, P.-L. Assoun 1 insiste sur la position privilégiée qu’aurait pu occuper Wittgenstein comme interlocuteur de Freud. À les lire, en tout cas, on ne peut qu’être frappé par l’impression qu’ils donnent l’un et l’autre d’être absolument souverains. Il y a chez chacun, quoi qu’il en soit des périodes de doute ou de découragement, la conscience aiguë d’énoncer quelque chose d’essentiel, la conscience de la valeur de ce qu’ils pensent, découvrent et exposent, dans le sentiment de la distance qui les sépare de la médiocrité générale. On pense à l’exercice des forces actives et créatives du « fort » selon Nietzsche. 7 C’est sans doute dans cette conscience que prend sa source le courage que l’un et l’autre invoquent, que l’un et l’autre estiment nécessaire, que l’un et l’autre exigent d’eux- mêmes et se reconnaissent. 8 Outre que ce sont deux « interlocuteurs » dignes l’un de l’autre, Freud et Wittgenstein sont deux auteurs réputés pour avoir mis à mal la vanité des philosophes et avoir renvoyé, chacun à sa manière, à la question : « qu’est-ce que la philosophie ? ». 9 * * * L’impossible discours de la méthode Le Portique, 2 | 2005 1 10 « Aucune réponse à une question philosophique [n’est] bonne à quelque chose si elle ne [parvient] pas à un homme au moment où il en [a] besoin. » 11 « Vous devez dire ce que vous pensez réellement comme si personne, pas même vous, ne devait le surprendre. [...] N’essayez pas d’être intelligent ; dites-le ; puis faites entrer l’intelligence dans la pièce. » 12 Dans le domaine de l’analyse, ces propos pourraient renvoyer au moment de l’interprétation ou à la « règle fondamentale ». Mais c’est Wittgenstein qui parle, s’adressant à ses élèves 2. Ce sont là, parmi des dizaines d’autres, deux exemples de remarques de Wittgenstein qui évoquent la psychanalyse à quiconque en a, peu ou prou, la pratique. 13 Mais on peut aussi, à partir de ces propos, poser la question de l’accès d’un sujet 3 à la vérité, en l’inscrivant dans la question plus générale de la vérité et du dogmatisme, car le ton souverain qui caractérise le mode d’intervention de Freud et de Wittgenstein, et qui peut déconcerter le lecteur, ainsi que la certitude qui les anime s’accompagnent pourtant de difficultés dans l’exposition et la transmission des résultats de leurs travaux. 14 Qu’est-ce qui permet à un sujet d’accéder au vrai ? Qu’est-ce qui l’en empêche ? 15 Comment exposer le vrai ? Comment le transmettre ? 16 Ces questions s’imposent, à l’évidence, à la lecture du Tractatus logico-philosophicus, mais elles gardent leur pertinence à propos des travaux ultérieurs de Wittgenstein. Quant à l’œuvre de Freud, elles y sont constamment évoquées. 17 * * * 18 Nous avons hérité l’opposition entre dogmatisme et scepticisme de la philosophie antique, mais chacun de ces termes a connu une histoire et une évolution sémantique telles qu’il est désormais nécessaire de préciser en quel sens on les emploie. On peut ici rappeler que, selon Wittgenstein, « la signification, c’est l’usage ». 19 Le dogmatisme, c’est d’abord la position philosophique qui s’oppose au scepticisme, en ce qu’elle affirme que la vérité est accessible et qu’on peut parvenir à des certitudes. 20 C’est aussi l’attitude qu’adopte le penseur qui édifie un « système » dans lequel il organise rationnellement l’ensemble de ses découvertes, système qu’il impose au lecteur quand il l’expose. 21 Mais on peut aussi, comme Kant le rappelle, dans la Préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure, parler d’exposé dogmatique pour désigner celui qui procède de façon rigoureusement démonstrative à partir de principes sûrs. 22 * * * 23 Wittgenstein est d’abord apparu comme une sorte de météore dans le ciel de la logique et de la philosophie, tant il s’est montré brillant et précoce, puis comme un météorite, du fait du choc qu’il a causé là où il est tombé, à Cambridge, et dans la philosophie. 24 Ce qui l’a rendu célèbre, c’est le Tractatus logico-philosophicus. 25 Né d’une réflexion sur les travaux de Russell (et Whitehead) et sur les travaux de Frege, à l’époque où ils étaient aux prises avec la « crise des fondements » des mathématiques, et la nécessité de refondre la logique pour résoudre cette crise, ce livre était attendu comme un traité de logique formelle. 26 Or, ce traité, qui visait à montrer en quoi la solution de Russell était insuffisante, voire fausse, selon Wittgenstein, se présente de façon extrêmement insolite, comme un texte L’impossible discours de la méthode Le Portique, 2 | 2005 2 poético-mathématico-mystique, auquel personne ne comprend (d’abord) rien, mais qui fascine. 27 C’est le seul livre que Wittgenstein ait publié de son vivant, en 1922 pour l’édition anglaise 4 ; il y a travaillé dès 1913 (y compris pendant la Guerre de 14-18, comme en témoignent ses Carnets de 14-16) ; il a eu beaucoup de mal à le faire publier, à partir de 1919, quand il a considéré qu’il était achevé ; enfin, il a été plutôt mal accueilli. 28 À quoi tient donc la fascination ? 29 Elle tient d’abord au titre latin et à la présentation de ses propositions, l’un évoquant le Tractatus theologico-politicus de Spinoza, l’autre, son Éthique, qui, on le sait, expose la philosophie more geometrico, à la manière des géomètres. Wittgenstein organise ses propositions selon un ordre rigoureux, manifesté par une numérotation particulière, puisque chacune des sept propositions principales est assortie de propositions subordonnées qui, elles-mêmes, peuvent en commander d’autres : ainsi la proposition 1 est-elle suivie de la proposition 1.1, laquelle est suivie des propositions 1.11, 1.12, etc., ce qui constitue une structure rigoureuse mais complexe. 30 Elle tient ensuite au style de Wittgenstein qui s’exprime en des aphorismes d’une grande pureté et d’une étrange beauté. 31 Elle tient également à ce sur quoi portent les aphorismes : le « Monde », le sujet, l’éthique, le « Mystique », autant de surprises au cœur de ce qu’on pense être un traité de logique formelle. 32 Elle tient encore au fait que ces propositions ne sont assorties d’aucune justification par une argumentation démonstrative, sinon quand il s’agit de considérations purement logiques, ce qui distingue radicalement le Tractatus logico-philosophicus de l’ Éthique, laquelle procède réellement à la manière des géomètres, en énonçant des axiomes, des définitions, voire des théorèmes, et en n’avançant aucune nouvelle proposition sans en établir la démonstration. 33 Wittgenstein, lui, exhibe des énoncés déconcertants pour quiconque n’a pas, comme il le dit dans son Avant-propos, « déjà pensé les pensées qui s’y trouvent exprimées ». 34 Enfin, les dernières phrases du Tractatus sont légendaires. Il se termine sur une formule, celle de l’aphorisme 7, dont la fortune qu’elle a connue a sans doute émoussé la force : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Et l’avant-dernière proposition, en 6.54, dit : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque, par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.) 35 Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. » 36 (Sans développer les usages et les interprétations plus ou moins « zen » qu’on a voulu trouver à ces propos, on ne peut éviter de remarquer que quiconque a l’expérience de l’analyse pourrait sans doute en dire autant de sa cure : ça a tout à fait l’air, à la fin, d’être dépourvu de sens, tous les détours par lesquels il uploads/Philosophie/ wittgenstein-freud.pdf

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