Slavica Occitania, Toulouse, 25, 2007, p. 369-383. SAUSSURE, VOLOCHINOV ET BAKH
Slavica Occitania, Toulouse, 25, 2007, p. 369-383. SAUSSURE, VOLOCHINOV ET BAKHTINE VLADIMIR ALPATOV On connaît bien aujourd’hui l’importance du rôle joué par le Cours de linguistique générale de F. de Saussure dans la linguistique du XXe siècle, et son influence sur de nombreux linguistes. Pourtant, les contemporains de Saussure, ainsi que les linguistes des généra- tions postérieures, ont interprété différemment les idées présentes dans le Cours. Depuis 1916, c’est la dichotomie synchronie vs diachronie qui sem- ble sans doute la plus discutable. Même les chercheurs en général bienveillants à l’égard du Cours et qui acceptaient ses autres idées ne pouvaient pas renoncer au principe de l’historisme : il suffit de mentionner l’élève de Saussure A. Meillet ou l’initiatrice et la rédac- trice de la première édition du Cours en russe (1933) R.O. Schorr [Šor] (voir, en particulier, son compte rendu du livre de V.N. Volochinov1). On accusait constamment Saussure d’« anti- historisme ». D’autre part, de nombreux scientifiques, qui avaient accepté le paradigme structuraliste, considéraient qu’il fallait aller encore plus loin et parler non seulement du caractère systémique 1. R.O. Šor, « Recenzija na knigu : Vološinov V. Marksizm i filosofija jazyka. Мoskva, 1929 » [Compte rendu du livre : Volochinov V. Le marxisme et la philosophie du langage. Мoscou, 1929], Russkij jazyk v sovetskoj škole, 5, 1929, p. 149-154. VLADIMIR ALPATOV 370 de la synchronie, mais aussi de la diachronie, ce que Saussure n’a pas fait. On considérait également l’absence d’une doctrine phono- logique chez Saussure comme l’un de ses défauts théoriques (voir par exemple l’opinion de A.M. Suxotin qui traduira le Cours en russe)2. Pourtant ce manque fut comblé quand les idées phonologi- ques de I.A. Baudouin de Courtenay ont été incorporées à la théo- rie structuraliste. Par contre, peu de chercheurs s’opposaient à la dichotomie lan- gue vs parole, même si la corrélation langue vs parole pouvait être interprétée différemment. De nombreux adeptes de Saussure pensaient qu’il fallait étudier non seulement la langue, mais aussi la parole. Ce fut, jusqu’à la fin de sa vie, le point de vue de A. Sechehaye3, ainsi que de K. Bühler4 et d’A. Gardiner5 qui, en polémique contre Saussure, est allé jusqu’à mettre la parole à la première place dans le titre de son livre. À la différence de Saussure, ils ne considéraient pas la parole comme un phénomène secondaire et peu important qui n’eût que des caractéristiques individuelles et non collectives. Mais tous ces chercheurs partaient de la nécessité de distinguer nécessairement la langue et la parole. En général ce fut l’acceptation ou la non-acceptation de cette dichotomie qui détermina en grande partie l’appréciation générale du Cours par tel ou tel chercheur. Parmi les adversaires (peu nom- breux) de Saussure qui critiquaient toute sa doctrine (et non pas quelques-uns de ses éléments) il y eut V.N. Volochinov, l’auteur du livre Marksizm i filosofija jazyka [Le marxisme et la philosophie du langage] publié en 1929 (dans le présent article, nous nous fondons sur le fait que c’est Volochinov qui fut l’auteur de ce livre, même si la présence de certaines idées bakhtiniennes dans le livre est tout à fait probable). Le livre du linguiste japonais M. Tokieda Kokugoga- ku-genron [Principes de linguistique japonaise] publié en 1941 com- porte certaines ressemblances avec le travail de Volochinov (nous en parlerons plus bas), même si Tokieda n’avait pas lu Le marxisme et la philosophie du langage. 2. F.D. Ašnin & V.M. Alpatov, « Iz neopublikovannogo nasledija A.M. Suxotina » [De l’héritage non publié d’A.M. Suxotin], Voprosy jazykozna- nija, 6, 1994, p. 140-143. 3. A. Sechehaye, « Les trois linguistiques saussuriennes », Vox Romani- ca, V, 1940, p. 1-8. 4. K. Bühler, Sprachtheorie, Jena, Gustav Fischer Verlag, 1934. 5. A. Gardiner, The Theory of Speech and Language, Oxford, Clarendon Press, 1932. SAUSURRE, VOLOCHINOV ET BAKHTINE 371 Volochinov, qui développe certaines idées de Wilhelm von Humboldt et de Karl Vossler, fait quelques remarques parallèles au sujet du « non-historisme6 » saussurien, mais le point central de sa polémique concerne la notion de langue. Voici ce qu’il en dit dans son livre : […] d’un point de vue objectif, le système synchronique ne correspond à aucun moment effectif du processus d’évolution de la langue. […] Le système synchronique de la langue n’existe que du point de vue de la conscience subjective du locuteur apparte- nant à une communauté linguistique donnée à un moment de l’histoire7. Or plus loin Volochinov met en doute l’existence non seule- ment objective, mais aussi subjective de la langue dans le sens saussurien : La conscience subjective du locuteur ne se sert pas de la langue comme d’un système de formes normalisées. Un tel système n’est qu’une abstraction, dégagée à grand-peine par des procédures co- gnitives bien déterminées. Le système linguistique est le produit d’une réflexion sur la langue ; celle-ci ne procède nullement de la conscience du locuteur d’une langue donnée et ne sert pas les buts de la communication pure et simple8. En réalité, d’après Volochinov, dans la pratique vivante de la langue, la conscience linguistique du locuteur et de l’auditeur, du décodeur, n’a pas affaire à un système abstrait de formes normalisées, mais au langage au sens de la totali- té des contextes possibles de telle ou telle forme. Pour l’individu parlant sa langue maternelle, le mot ne se présente pas comme un mot tiré du dictionnaire, mais comme faisant partie des énoncia- tions les plus variées des locuteurs A, B ou C appartenant à la même communauté linguistique, ainsi que des multiples énoncia- tions de sa propre pratique linguistique. Pour passer de ce mode de 6. Voir en particulier M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie du langage (trad. M. Yaguello), Paris, Minuit, 1977, p. 83. 7. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie…, op. cit., p. 97. 8. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie…, op. cit., p. 99. VLADIMIR ALPATOV 372 perception du mot à celui qui le considère comme une forme fixe faisant partie du système lexical d’une langue donnée – tel qu’on le trouve dans le dictionnaire –, il faut adopter une démarche particu- lière, spécifique9. Pour bien comprendre la position de Volochinov, il faut tenir compte du fait que le terme vyskazyvanie « énonciation10 » était pour lui l’équivalent du terme saussurien parole. C’est-à-dire que la seule réalité serait la parole, tandis que la langue dans le sens de Saussure n’existerait ni pour l’observateur objectif, ni pour le locuteur, ni pour l’auditeur. Pourquoi pourrait-on avoir besoin de cette abstraction ? Volochinov ne considérait pas que sa construction était dénuée de fondement : à sa base « on trouve les procédures pratiques et théoriques élaborées pour l’étude des langues mortes, qui se sont conservées dans des documents écrits11 ». « Les impératifs de la philologie ont engendré la linguistique, l’ont bercée et ont laissé dans ses langes le sifflet de la philologie12 ». Soumise aux impératifs de la philologie, elle [la linguistique] s’est toujours appuyée sur des énonciations constituant des monologues fermés, par exemple des inscriptions sur des monuments anciens, comme s’il s’agissait de la réalité la plus immédiate. C’est en travail- lant sur des monologues morts, ou plutôt sur des corpus d’énonciations de ce type, ayant pour unique point commun l’usage de la même langue, que la linguistique a élaboré ses métho- des et ses catégories13. Pourtant plus loin encore un but est indiqué : 9. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie…, op. cit., p. 102. 10. N.d.T. : Le mot russe vyskazyvanie pourrait être traduit en français soit par énonciation, soit par énoncé, de sorte que, d’après le contexte, le choix de l’équivalent juste n’est pas toujours évident. Cette distinction est valable tout au long de l’article. 11. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie…, op. cit., p. 104. 12. Ibidem. 13. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie…, op. cit., p. 105. SAUSURRE, VOLOCHINOV ET BAKHTINE 373 La réflexion linguistique, née au cours du processus d’acquisition d’une langue étrangère dans un but de recherche, a servi encore d’autres buts, non plus de recherche mais d’enseignement ; il ne s’agit plus de déchiffrer une langue, mais, une fois déchiffrée, de l’enseigner. Les inscriptions tirées de documents heuristiques se transforment en échantillons scolaires14. Cette langue n’est pas nécessairement morte, mais toujours étrangère. Comme Volochinov le souligne dans son livre, cette approche est traditionnellement propre à la linguistique. Dans les citations qui précèdent sont indiquées, de façon juste, les sources pratiques de la tradition européenne de l’apprentissage des langues. Or, la corrélation historique de ces deux buts était inverse : la tradition européenne s’est formée, de façon définitive, à Alexandrie dans le but de l’apprentissage de la koinè grecque (qui était vivante à l’époque), tandis que les tâches de caractère philologique n’étaient pas encore primordiales. Cela était également propre à la majorité des autres traditions linguistiques15. En surestimant le rôle des langues mortes, Volochinov souligne le trait qui, à notre avis, était encore plus important et propre à la plupart des courants uploads/Philosophie/ alpatov-vladimir-2007-saussure-voloshinov-et-bakhtine.pdf
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- Publié le Oct 18, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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