Clairis - 1 ANDRÉ MARTINET ET LA GRAMMAIRE par Christos CLAIRIS Université Pari

Clairis - 1 ANDRÉ MARTINET ET LA GRAMMAIRE par Christos CLAIRIS Université Paris Descartes, Sorbonne En 1963 André Martinet publiait un article intitulé "Les grammairiens tuent la langue". En 1979 il devenait, lui-même, l'auteur d'une Grammaire fonctionnelle du français1. En 1994 il rédigeait l'article "Functional Grammar: Martinet's Model" pour The Encyclopedia of Language and Linguistics. Grâce à l'excellent outil de travail qu'est la Bibliographie d'André Martinet et comptes rendus de ses œuvres2 que nous devons à Henriette et Gérard Walter, le lecteur attentif peut énumérer, parmi un total d'un peu plus de 380 articles publiés (1933-1999), six articles dont le titre inclut le terme "grammaire"3, cinq articles dont le titre contient l'adjectif "grammatical"4 et un article qui se réfère aux "grammairiens"5. À ceci s'ajoute la Grammaire fonctionnel du français, déjà mentionnée. Il est donc important, à la lumière de ses publications, de préciser les prises de position de Martinet vis-à-vis de la grammaire. Le terme de grammaire, chargé d'une très longue histoire, lié à l'évolution sociale et culturelle des peuples, évoque des valeurs et provoque des réactions très différentes. 1 Paris, Didier et St.-Cloud, Centre de Recherche et d'Étude pour la Diffusion du français, XII+276 p. Réédition revue 1984, 3e édition revue 1988. 2 1988, Peeters, Louvain - Paris ; et son complément jusqu'à 1998. 3 1956, Linguistique structurale et grammaire comparée, Travaux de l'Institut de linguistique, 1, p. 7-21 ; 1969, Quelques traits généraux d'une grammaire fonctionnelle, La grammatica, la lessicologia, p. 5-15 ; 1970, A Functional View of Grammar, The Rising Generation, 116, 3, p. 130-134 ; 1978, La grammaire fonctionnelle du français, Actes du 4e Colloque international de linguistique fonctionnelle, Oviedo, Département de langue espagnole de l'Université, p. 127-130 ; 1984, Le point de vue fonctionnel en grammaire, Actes du 9e Colloque international de linguistique fonctionnelle, (Fribourg-en-Brisgau, juin 1982), Paris, SILF, p. 19-34 ; 1994, Functional Grammar: Martinet's Model, The Encyclopedia of Language and Linguistics, vol. 3, R.E. ASHER (sous la dir.), Oxford-New york, Pergamon Press, p. 1323-1327. 4 1952, Are there Areas of ‘affinité grammaticale’ as well as of ‘affinité phonologique’ Cutting across Genetic Language Families ? 7th International Congress of Linguistics, Preliminary Reports, Londres, p. 121-124 ; 1977, Les fonctions grammaticales, La Linguistique, 13, 2, p. 3-14 ; 1979, Grammatical Function, Function and Context in Linguistic Analysis, in Honor of William Haas, Cambridge University Press, p. 142-147 ; 1982, Grammatical Phrases and Lexical Phrases, Current Issues in Linguistic Theory, Essays in honor of Rulon S. Wells, Amsterdam-Philadelphia, 42, p. 127-137 ; 1984, Mettre l'orthographe grammaticale, Liaison alfonic, 2 fasc. 1, p. 1-5. 5 1963, Les grammairiens tuent la langue, Arts, 919, Paris ; reproduit sous le titre "Les puristes contre la langue" dans André Martinet, 1969, Le français sans fard, Paris, PUF, p. 25-32. Clairis - 2 Extrêmement polysémique, souvent accompagné d'adjectifs spécifiques6, le terme de grammaire se prête à des interprétations multiples. Il fait partie du vocabulaire des érudits et des spécialistes, mais aussi de celui du Monsieur et Madame Tout le Monde. Une chose est sûre : la grammaire fait partie de notre culture générale. Il s'agit d'un "produit" qui, d'une certaine manière, concerne le public le plus vaste. La grammaire a été forgée avant tout comme une techné. Elle est le lieu, à chaque époque, de l'application technique de l'ensemble de nos connaissances à l'analyse de la langue. De même que les conquêtes théoriques des sciences exactes, dites sciences pures ou sciences dures, ont donné lieu au développement d'une technologie dont les produits font partie de notre quotidien, la réflexion théorique sur les langues a trouvé sa manifestation technique dans la confection des grammaires. Dire que la grammaire est un produit technique n'est pas une métaphore. La première grammaire de la tradition occidentale que nous devons à Denys le Thrace (II ème siècle av. J.C.) avait justement pour titre techné grammatiké, et les grammairiens s'appelaient alors des techniciens ("τεχνικός", lat. technicus). En tant que conquête technologique, la grammaire fait partie des facteurs qui exercent une influence sur la gestion et l'organisation de la vie en société. Une illustration des plus claires de ceci se montre à nous pendant la constitution des États/nations en Europe. Quand une langue nationale devient un facteur de cohésion et de construction identitaire, nait le besoin de grammaires pour atteindre cet objectif. C'est à partir de 1492, année de la découverte de l'Amérique, mais aussi date à laquelle Elio Antonio de Nebrija publie la grammaire du castillan, que l’on commence à rédiger des grammaires pour les langues vernaculaires. De 1492 à 1586, onze langues européennes reçoivent leur première description grammaticale. Parmi celles-ci, la première grammaire du français rédigée par un Anglais. Comme le souligne Swiggers7 (p. 158-159) « Cette mise en grammaire des langues européennes (et des langues de leurs colonies) s'inscrivait dans un programme politique, de centralisation du pouvoir et de revendication de droits territoriaux. La mise en grammaire des langues au XVIe siècle est donc une affaire de politisation : il s'agit de codifier la langue de la nation, d'en faire un instrument administratif (et politique), et d'y associer – par l'écrit – les 6 Grammaire comparée, historique, diachronique, synchronique, traditionnelle, générative, transformationnelle, structurale, fonctionnelle, stratificationnelle, distributionnelle, relationnelle, scolaire, normative, descriptive, etc. 7Pierre SWIGGERS, 1997, Histoire de la pensée linguistique. Analyse du langage et réflexion linguistique dans la culture occidentale, de l'Antiquité au XIXe siècle, Paris, PUF, 312 p. Voir aussi Jean STEFANINI, 1994, Histoire de la grammaire, Paris, Éditions CNRS, 287 p. Clairis - 3 langues subjuguées. Cette revendication d'un principe de territorialité (acquise) au plan linguistique est en même temps un moyen pour régler les contacts commerciaux. » Dans le même esprit, on peut citer le rôle joué par la grammaire tout au long du Moyen-Âge où la scolastique s'est constamment appuyée sur la gramatica speculativa des modistes. Et bien sûr, il ne faut pas oublier, plus près de nous, la Grammaire de Port Royal (1660) dont l'influence se retrouve jusque dans nos manuels scolaires contemporains. Si nous pouvons convenir que les grammaires furent depuis toujours un produit intellectuel repondant à un besoin social, la finalité que ses auteurs leur ont attribuée ne fut pas toujours la même. Cela est tout à fait compréhensible et illustre la dialectique existant entre l'évolution sociale et celle de la grammaire. On serait tenté de dire que la grammaire se fait à l'image et ressemblance de la société qui la produit, mais en même temps elle exerce une influence sur l'évolution de cette même société. Selon la Techné – première grammaire de la tradition occidentale – de Denys le Thrace8, « La grammaire est la connaissance empirique de ce qui se dit couramment chez les poètes et les prosateurs. » La prise en charge des langues vernaculaires au XVI e siècle par les grammaires vise, entre autres, à soutenir l'enseignement d'une langue comme langue étrangère. John Palsgrave9, qui fut le tuteur de Marie Tudor, sœur du roi Edouard VI, est le rédacteur en 1530 de la première grammaire du français L’esclarcissement de la langue françoyse, et ceci dans le but d'élaborer de meilleurs matériaux didactiques pour l'enseignement du français. Son intention, selon ses propres mots, était de faire en sorte que (p. 50) : « the frenche tonge may herafter by others the more easely be taught/ also be attayned unto by suche/ as for their tymes ther of shalbe desyrous. » La tâche principale, le défi pour toute théorie linguistique est l'élaboration des grammaires, en ce sens que les grammaires représentent la synthèse entre la connaissance scientifique et les nécessités sociales, spécialement dans les tâches éducatives, qu'il s'agisse de la langue maternelle ou des langues étrangères. Le fonctionnalisme linguistique, que Martinet a professé, a pris en charge cette tache en essayant d'améliorer les modèles existants. Tâche difficile, car on devra arriver à mettre à la disposition du plus grand public le résultat des avancés théoriques, en trouvant non seulement le langage adéquat pour être compris sans difficulté, mais aussi pour vaincre les idées préconçues et souvent les mauvaises habitudes. 8 Jean LALLOT, 1989, La grammaire de Denys le Thrace, Paris, Éditions CNRS, 281 p. 9 Gabriele STEIN, 1997, John Palsgrave as Renaissance linguist, Oxford, Clarendon Press, 511 p. Clairis - 4 La linguistique moderne post-phonologique, au départ, éprouve le besoin de prendre ses distances avec la grammaire. A l'origine de cette méfiance se trouve le fait que l'idée dominante en ce qui concerne la grammaire est qu'elle est un « Ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue »10. Cette idée veut que la grammaire, venue d'en haut, soit là pour dicter aux usagers d'une langue les normes, fixées une fois pour toutes, pour bien parler et écrire. Il faut donc s'attendre à ce que cette conception hiératique de la grammaire s'oppose aux fondements mêmes d'une approche qui se veut scientifique. Effectivement l'intitulé même ("La linguistique, discipline non prescriptive") du premier paragraphe du premier chapitre des Eléments de linguistique générale11 de Martinet marque l'incompatibilité d'une telle vision normative avec l'attitude d'une linguistique qui uploads/Philosophie/ am-et-grammaire-pdf.pdf

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