André Lalande LE LANGAGE PHILOSOPHIQUE ET L'UNITÉ DE LA PHILOSOPHIE «L'homme qu

André Lalande LE LANGAGE PHILOSOPHIQUE ET L'UNITÉ DE LA PHILOSOPHIE «L'homme qui se dirige d'après la raison est plus libre dans la cité, où il vit sous la loi commune, que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-ême». Ethique, IV, 73. 2 1Quoi que la philosophie puisse être de plus, il y a pour le moins une fonction qu'elle ne peut négliger sans perdre son utilité essentielle, et sans renoncer au rôle historique qui lui a mérité quelque respect: c'est de maintenir l'unité et l'organisation du savoir humain. Quand la somme des connaissances scientifiques était assez faible, la philosophie, dont, le nom se confondait avec celui même de la science, ne désignait que leur réunion effective dans l'esprit d'un homme, et la capacité chez celui-ci de synthétiser ces éléments hétérogènes. Depuis que cette charge, accrue d'année en année par le développement du savoir solide, est devenue disproportionnée à la vigueur intellectuelle d'un seul individu, cette opération synthétique s'est détachée des opérations analytiques qui la préparent, et s'est constituée à son tour en une distincte spécialité. L'unité et l'organisation sont devenues fragiles et précaires par cette division du travail; car les analystes, d'un côté, ont perdu le goût, de généralité qu'ils ne pouvaient plus aisément satisfaire; les philosophes, de l'autre, ont fait comme la colombe de Kant, et se sont lancés dans le vide, n'ayant pour guide qu'au sens individuel du vrai plus ou moins judicieux, plus ou moins imaginatif, plus ou moins artistique, mais évidemment incapable de remplacer à lui seul cette vaste provision de vérités certaines dont un Leibniz, alimentait sa philosophie. Auguste Comte a montré d'une façon qui ne comporte pas de réplique que la science est perdue si la philosophie s'en détache. Le morcellement ne peut qu'y croître par le développement des questions et par les avantages matériels que la spécialisation apporte au savant. Atténuée à certains égards dans les sociétés qui se disent civilisées, la lutte pour la vie y joue encore un rôle assez actif pour peser sur les hommes d'étude et les forcer à se faire leur place au soleil, par une différenciation professionnelle; aussi sont-ils sans cesse menacés de cette véritable 1 Revue de Métaphysique et Morale, Tome VI, 1898. 3 différenciation, intellectuelle et morale si énergiquement dénoncée par Descartes dans ses Regulae ad directionem ingenii. La différenciation, par elle-même, n'est en effet qu'un principe de mort. Dans l'ordre biologique, chacun de ses progrès marque un pas vers le ralentissement et l'arrêt final des fonctions. Il en est de même dans la pensée, et d'autant plus fatalement que sa nature même est essentiellement synthétique, comme le montrent la conception, le jugement et le raisonnement. Et réciproquement, à quoi sert de bâtir, si l'on ne fait qu'un château de cartes? La philosophie ne sera pas moins ruinée par cette séparation que le savoir positif lui-même. Elle ne peut manquer de tomber dans le mépris, en continuant dans une voie où l'isolement saisit de plus en plus le penseur, à chaque pas en avant, rompant d'abord ses liens avec le physicien et le chimiste, puis séparant par degrés le philosophe du psychologue, et finalement prêt à détruire même les communications inter-philosophiques. C'est déjà un fait remarqué que les métaphysiciens ne se lisent pas entre eux. Chacun poursuivra donc de plus en plus, avec une terminologie à lui propre, des pensées ingénieuses et vaines pour lesquelles il ne sentira pas le moindre désir de prosélytisme; et, satisfait du jeu solitaire de son intellect, il croira s'élever d'autant plus qu'il sentira moins sur lui la saine et féconde pression que la solidarité scientifique établit entre tous ceux qui cherchent vraiment la vérité. La vérité, c'est la convergence des esprits. Aristote n'en donnait pas d'autre critérium, et il défiait celui qui le nierait de trouver une formule plus acceptable pour remplacer celle-là. Il me semble que le défi garde toute sa force, ou plutôt môme qu'il devient de plus en plus improbable qu'aucun adversaire le relève jamais. L'exemple répété des sciences incontestables, dont personne ne nie la capacité de découvrir et de fixer le vrai dans leur domaine, ajoute de jour en jour une tenace vérification inductive à la vue rationnelle et logique qui fait du vrai le, synonyme de l'universel et le 4 contraire de l'individuel. Spinoza aime à répéter une formule un peu énigmatique, mais pleine de sens: la méthode juste et productive est celle qui pense les choses selon le type de l'idée vraie, donnée comme telle, ad datae verae ideae normam. C'est en considérant les caractères du vrai dans les cas où il s'impose à l'intelligence humaine avec une telle clarté que personne n'en doute, qu'il, est possible de prendre les directions par lesquelles on jugera dans les cas douteux et l'on se guidera dans les passages obscurs. Or, s'il va quelque chose de solidement établi, et que les philosophes les plus fantaisistes se hâtent d'invoquer respectueusement dès qu'ils en aperçoivent la moindre occasion, c'est la témoignage de la science proprement dite, mathématique, physique, physiologie. Ils lui reconnaissent, le privilège de l'idée vraie; c'est donc à la norme de cette idée qu'ils doivent se conformer s'ils ont l'intention d'arriver au vrai à leur tour. Or, l'unité de la science ne se fait pas uniquement d'elle-même, et par le simple développement isolé des pensées individuelles. Je ne dis pas qu'on n'arrive à rien par cette voie: bien au. contraire, le meilleur argument qu'on puisse donner en faveur d'une entente future entre les philosophes est l'accord profond qui s'établit, quoique avec une extrême lenteur, sur un certain nombre de vérités logiques, psychologiques, morales, sociales même, considérées longtemps comme purs sujets de controverse; et cela sans qu'il y ait ni copie, ni convention entre les esprits divers qui aboutissent ainsi à des conclusions concordantes. Mais cette identité partielle, déjà réalisée, se trouve à la fois dissimulée et restreinte par plusieurs raisons. La première est que les philosophes de profession, élevés presque sans exception à l'école des littérateurs, n'aiment pas à parler de ce qui est science faite, trouvent banal tout ce qui ne sort pas frais éclos de leur pensée, et se piquent, de faire toujours du nouveau. Il leur semble avilir,la 5 dignité de la philosophie s'ils répèlent ce que d'autres ont trouvé, même et surtout quand la chose leur parait indiscutable; sordet cognita veritas. Hamilton enseignait une opinion demeurée assez générale parmi les philosophes, quand il soutenait que la fin de l'homme ici-bas n'était pas la possession, mais la poursuite delà vérité. « Ces principes, disait-il, tracent au professeur son rôle, depuis que l'imprimerie, en vulgarisant les œuvres de l'esprit, a supprimé la plus grande partie de ce qui faisait autrefois la tâche du maître. Ce n'est donc pas la philosophie qu'on doit apprendre au pied de la chaire, mais à philosopher.» Mais le raisonnement, s'il était bon, conviendrait autant et plus encore aux sciences particulières, qui pourtant se gardent bien de l'appliquer. Contrairement aux professeurs de physique ou de biologie qui, dans les plus hautes chaires, s'appliquent à faire parcourir aux étudiants, d'une façon systématique, dans une période de trois ou quatre ans au plus, l'ensemble de la science dont ils sont chargés, la plupart des philosophes se plaisent à ne traiter ex professo que les questions débattues, et, dès que le vrai paraît établi sur quelque point, ils se hâtent de l'abandonner, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé quelque biais ingénieux ou quelque point de vue nouveau qui permette de remettre le tout eu question. Ainsi, se forme, entre les sciences de détail et la philosophie dont on s'occupe, une sorte de terrain vague, un bonum vacans composé de connaissances cependant établies, ou qui tout au moins pourraient l'être sous certaines conditions faciles à réaliser. L'enseignement secondaire y glane seul quelque chose, quand il n'a pas trop de tendances à jouer à, l'enseignement supérieur, et qu'il se borne à donner avec précision, des notions élémentaires et stables à des jeunes gens qui, sans cela, retrouveraient plus tard, avec plus ou moins de peine et d'imperfection, des rapports de faits ou d'idées, que d'autres ont déjà découverts avant eux. Mais il est lui-même un fort mauvais cultivateur pour ce terrain: les études antérieures du maître ne l'y prédisposent guère; il n'a 6 qu'un temps fort restreint à consacrer à ce genre d'enseignement; les programmes mêmes le forcent à ne pas s'y borner et à former dans le jeune philosophe un avocat autant qu'un savant. En sorte que le peu d'unité qui s'établit sur ce point se fait au hasard et peut-être surtout par des manuels, qui ne sont pas tous mauvais, mais qui ne veulent ni ne peuvent se limiter eux-mêmes à ce rôle, et qui le plus souvent enveloppent au contraire le connu, l'inconnu et parfois l'inconnaissable dans une vue synthétique où les initiés seuls peuvent encore les distinguer. Le second voile jeté sur l'existence de vérités acquises dans le domaine qui porte encore aujourd'hui, à tort ou à raison, l'étiquette commune: Philosophie, c'est l'anarchie du langage. Les deux questions sont d'ailleurs étroitement uploads/Philosophie/ andre-lalande-le-langage-philosophique-et-l-x27-unite-de-la-philosophie.pdf

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