Annette Viel Page 1 07/08/08 Quand souffle l’« esprit des lieux » Annette Viel

Annette Viel Page 1 07/08/08 Quand souffle l’« esprit des lieux » Annette Viel Muséologue, consultante internationale 3781 rue Pélissier Québec G1X 3Y9 418 353 4261 annette_viel@hotmail.com Thème 1. Repenser l’esprit du lieu Mots clés : patrimonialisation, mémoire Ce texte présente l’approche conceptuelle initiée et développée au fil des nombreux projets auxquels j’ai été associée. Cette approche repose sur la nécessité de prendre en compte l’esprit dont sont dépositaires les lieux lorsque mis en valeur. Comment cerner cet esprit construit de rapports polysémiques entre lieu/territoire, mémoire/histoire, valeurs/sociétés sans que le lieu ne soit détourné de son sens patrimonial? Mon propos témoigne d’une démarche mettant en scène trois axes : sens, connaissance, conscience, approche juxtaposant la pratique et la théorie, d’abord initiée à Parcs Canada et puis transposée à d’autres projets auxquels j’ai contribué tant au Canada qu’à l’étranger. « Il restait éveillé et regardait les tours et les minarets plaqués sur le ciel bas, alourdi de poussière, et il voyait en surimpression les empreintes géantes des pas de la mémoire historique qui sommeille au fond des souvenirs de la personnalité individuelle, son mentor et son guide : en fait son inventeur, car l'homme n'est rien d'autre qu'une extension de l'esprit du lieu. » Durrell 1992 (1957) : 163 Des lieux porteurs de sens Dès mes débuts au sein de l’univers muséal et patrimonial, j’ai ressenti la nécessité d’aborder les lieux en transposant l’approche sémiologique1 et sémiotique2 découverte lors de mes études en histoire de l’art. Comme une œuvre d’art ne peut être saisi dans son essence profonde sans qu’elle ne soit d’abord ressentie, j’étais convaincue qu’il en allait de même pour les lieux patrimoniaux, qu’ils soient de l’ordre naturel ou culturel. Ayant grandie en pleine nature, aux abords du Saint-Laurent, je savais d’instinct combien il était important d’apprivoiser l’espace en le ressentant tout en développant des outils diversifiés pour mieux le connaître avant d’agir. Pour moi, intervenir dans les lieux me permettait de mettre à profit autant mes acquis en milieu naturel 1 Sémiologie : du grec « séméion », le signe, et « logía », discours rationnel. 2 Sémiotique : l’étude des signes et de leur signification. Fleuve Saint-Laurent, Viel 04 Domaine du Pont du Gard, site du patrimoine mondial Viel 06 Annette Viel Page 2 07/08/08 qu’universitaire. Le lieu représentait un objet diversifié, complexe et signifiant qui ne pouvait être appréhendé qu’en portant attention à l’ensemble des signes qui le constituaient. Ainsi, au fil de mes investigations patrimoniales, la notion de respect de « l’esprit des lieux » a rapidement gagné l’approche conceptuelle privilégiée alliant la tradition ancestrale du territoire à celles de l’interprétation et de la recherche du sens dont sont porteurs ces lieux. Parc marin Viel 06 La thématique retenue pour le colloque ICOMOS, « Où se cache l’esprit des lieux », qui a lieu à Québec, en cette année du quatre centième anniversaire de sa fondation par Champlain, témoigne d’une préoccupation contemporaine grandissante : éviter les possibles risques de perte de sens qui, toujours, guette l’ensemble des lieux patrimoniaux labellisés et donc protégés que ce soit sur le plan national ou international. De tout temps, dans les lieux, les hommes et les femmes ont eu à relever le défi d’harmoniser temps passé et temps présent. Chaque époque recèle son lot de tensions qu’elles soient d’ordre social, politique ou économique ; l’histoire regorge de faits démontrant comme il n’est pas toujours facile de permettre aux lieux d’offrir une expérience significative en écho avec leur véritable représentativité. Aujourd’hui, les multiples spécialistes associés aux sites patrimoniaux tentent de les approcher en prenant appui sur une vision holistique qui soit davantage affiliée aux réalités intrinsèques du territoire endogène et exogène. Ces spécialistes anticipent le fait que la prise en compte de l’« esprit des lieux » favorisera l’interaction entre les valeurs matérielles et immatérielles. Il importe que cette approche, apparue au cours des dernières décennies, ne soit pas simplement une question d’effet mode. L’incorporation du respect de l’« esprit des lieux », dès l’énonciation des orientations conceptuelles des projets, favorise une synergie pluridisciplinaire orchestrant une vision partagée. Ce principe fédérateur incite décideurs et spécialistes à demeurer vigilant afin d’éviter le risque de diluer, voire perdre le sens dont sont dépositaires ces lieux représentatifs d’une parcelle d’identité singulière ou plurielle. Car à l’heure de la globalisation et de la dominante planétaire d’une économie marchande, force est de constater à quel point, ces lieux, trop souvent confrontés à une logique influencée par l’industrie touristique, sont menacés de perdre une partie de l’ « esprit » qui les caractérise. Un processus conceptuel alliant histoire, mémoire et conscience De manière fort judicieuse et très enrichissante pour les générations qui les ont suivis, plusieurs historiens du 20e siècle ont questionné le rapport au temps à la fois dans sa représentativité que dans les formes privilégiées pour l’étudier. Certains d’entre eux ont innové en initiant de nouvelles approches. Par exemple, ce fut le cas en France lorsqu’on a créé la célèbre École des Annales portée dans un premier temps par les Braudel, Bloch, Febvre, puis par les Duby, Leroy-Ladurie, Furer, Le Goff. Ces chercheurs ont rejeté l’approche traditionnelle davantage centrée sur le fait événementiel au profit de la longue durée tout en essayant de s’ouvrir aux autres sciences humaines et, dès lors, à la Parc Marin Saguenay_Saint-Laurent, Viel 06 Québec, ville du patrimoine mondial, Viel 06 Annette Viel Page 3 07/08/08 pluridisciplinarité intégrant, entre autres, les sphères de l’anthropologie, de la sociologie et de la géographie. Aux débuts des années quatre-vingt, Pierre Nora poussa plus loin la réflexion en adjoignant la notion polysémique et polymorphe de lieux de mémoire concrétisant ainsi le passage de l’idée convergente de nation vers une prise en compte multiforme des territoires davantage fragmentés. Mémoire et histoire s’ouvraient l’une à l’autre initiant ainsi de nouvelles manières d’interpréter. La reconnaissance conceptuelle de l’idée d’une mémoire collective avait été étudiée au début du siècle par d’autres chercheurs comme le sociologue Maurice Halbwachs qui, dans ses écrits publiés quelques années avant la création de l’École des Annales, approchait la notion mémorielle dont on parle tant aujourd’hui. Les philosophes ne restèrent pas en retrait de cette nouvelle quête des savoirs, certains annonçant la fin prochaine de l’homme en tant qu’objet de pouvoir et de savoir. Michel Foucault, par exemple, reconnaissait l’homme comme sujet de désir plus que comme finitude des savoirs. Paul Ricœur a, plus que tout autre, tenté d’approcher la mémoire différemment s’appuyant sur le fait d’une connaissance interprétative qui se laisse déchiffrer au même titre que les récits historiques et les discours. Ricœur admet l’importance des médiations linguistiques, narratives et surtout éthiques pour accéder à l’interprétation dont l’objet serait l’ « agir » humain. Le philosophe oppose le JE, fondamentalement égocentrique, au SOI éminemment relationnel insistant sur l’importance du dialogue avec l’autre. Ricœur plaide « en une revendication de la mémoire contre l’histoire. » (Ricœur 2000 : 106) « Ce n’est donc pas avec la seule hypothèse de la polarité entre mémoire individuelle et mémoire collective qu’il faut entrer dans le champ de l’histoire, mais avec celle d’une triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres. » (Ricœur 2000 : 163) Les lieux patrimoniaux constituent des lieux de représentation du passé et, du même coup, des lieux d’appréhension de l’avenir. Miroirs d’une époque, ils témoignent de ses valeurs, représentant autant de passerelles entre JE, SOI et L’AUTRE, autant d’interprétations qui révèlent, traduisent et donnent à voir des facettes des sociétés auxquelles ils sont redevables. Notons que les dernières recherches en neurosciences proposent une théorie inédite offrant une explication biologique du sentiment de soi. Par exemple, le Portugais Antonio Damasio qui oeuvre aux Etats-Unis, démontre scientifiquement que lorsque qu’un être entre en relation avec un objet, cette interaction favorise la modification de son état initial générant une nouvelle image du soi construite à la base sur une conscience dite conscience - noyau selon ses termes. L’événement alors mis en mémoire favorise l’apparition d’une conscience modifiée nommée conscience - étendue, fondement du soi autobiographique. Cette théorie ouvre des pistes de réflexion judicieuses au regard des trois axes conceptuels : sens, connaissance et conscience, appliqués aux lieux. Des passerelles entre SOI et L’AUTRE Les lieux sont marqués par le temps qui les a façonnés. Un temps significatif où, à travers les diverses études qui décrivent et analysent leurs réalités naturelles et culturelles, émerge une force souvent impalpable. L'«esprit des lieux», c'est en quelque sorte cette aura qui transcende Alta Gracia, Argentine, Viel 06 Mont SAINT-MICHEL, site du patrimoine mondial Viel 04 Annette Viel Page 4 07/08/08 les champs d'intervention créant un fil conducteur qui traduit ces lieux et permet d'en saisir et interpréter l'essence. Parler de l’«esprit des lieux», c'est façonner une mise en valeur offerte au public en privilégiant une approche axée sur une expérience globale plutôt qu’essentiellement sur une thématique à communiquer. « Esprit du lieu », du latin spiritus : ce qui donne du souffle, de l’âme, de la vie. Sédimenté dans le dictionnaire, le mot « esprit » uploads/Philosophie/ annete-viel-lesperit-del-lloc.pdf

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