LEIBNIZ ET LA BARBARIE FRANÇOIS ZOURABICHVILI La barbarie est chez Leibniz le m
LEIBNIZ ET LA BARBARIE FRANÇOIS ZOURABICHVILI La barbarie est chez Leibniz le motif d'une inquiétude multiple et persistante. D'un bout à l'autre de sa carrière, il tente de ranimer l'esprit de la Renaissance : contre la scolastique figée d'abord, en rééditant en 1674, sous le titre d'Antibarbarus philosophicus, le De veri principiis de Nizolius (1553), précédé d'une « dissertation préliminaire » où il salue le combat salutaire des Humanistes contre l'ancienne « philosophie barbare » ; mais aussi à la fin de sa vie, contre la notion newtonienne d'attraction ou d'action à distance, dont le succès auprès des esprits vigilants - au premier rang desquels Locke - le consterne et le pousse à rédiger ver 1700 un Antibarbarus physicus destiné à servir de « petit préservatif, afin que la contagion n'opère pas trop fortement »1. Les pamphlets anti-barbares sont légion au XVIIe siècle; la tradition en remonte à Érasme, lui-même inspiré de Valla auquel Leibniz aime rendre hommage.2 Cependant Leibniz développe une problématique dont l'envergure déborde largement le combat des grammairiens lettrés contre le « barbarisme » et ne se laisse pas ramener à l'Humanisme. Elle combine deux thèmes opposés, signe s'il en est de la complexité du fameux optimisme leibnizien : « débarbariser » une nation, prévenir la montée d'une « nouvelle barbarie ». La lutte de ces deux dynamiques s’enrichit même d’une troisième aspect : l’attention portée aux qualités barbares. Leibniz a tenu sur la barbarie trois types de discours : celui de tout le monde, qui fait de la barbarie le simple négatif de la civilisation, si bien que « barbare » y est à peu près synonyme de « sauvage » ; un discours audacieux et provocateur qui reconnaît certaines qualités aux sauvages ou barbares ; un troisième discours enfin, qui ne peut plus concerner le sauvage parce qu’il suppose un état déjà avancé de la civilisation, et qui invoque une nova barbaries, une nouvelle barbarie, un barbarie d’un genre nouveau. Leibniz est-il le précurseur de l’Aufklärung ? Au-delà de son influence effective sur de nombreux Aufklärer (Mendelssohn, Lessing, Baumgarten, Herder…), la question doit être envisagée autour de deux lieux majeurs : la foi dans le progrès, le sentiment de l’actualité. « Et même, pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation (cultum). »3 Leibniz n’emploie pas le mot « civilisation », qui n’existe pas en latin et qui n’est attesté en 1 Lettre à Rémond du 6 décembre 1715, au sujet des sympathies anglaises de l’abbé Conti. 2 L’ouvrage précoce d’Érasme, Antibarbari, publié en 1520, fut rédigé une trentaine d’années plus tôt. Cf. la préface du traducteur italien, Luca d’Ascia, « L’ombre di Valla », in Erasmo di Rotterdam, Antibarbari, Turin, Aragno, 2002. Pour le XVII e siècle, outre les nombreux Antibarbarus latinus, on mentionnera notamment Pierre du Moulin. L’antibarbare ou Du langage inconnu (1629). Sur l’admiration de Leibniz pour Valla, cf. l’épilogue de la Théodicée. 3 De rerum originatione radicali § 16, trad. L. Prenant, in Leibniz, Œuvres choisies, Paris, Garnier, 1940 (désormais abrégé OC). français qu’après sa mort. Mais le concept semble déjà tracé en creux dans sa pensée, non seulment dans son sens d’état (dit justement « civil », par opposition à l’état de nature ou de barbarie), mais dans le sens nouveau de processus qui fera la fortune du néologisme à l’époque des Lumières (perfectionnement des institutions, du savoir et de mœurs). Dans sa correspondance sur les réformes à entreprendre en Russie, Leibniz emploie les mots français « civiliser » et « débarbariser », et le substantif correspondant - « culture » - est alors pris dans son sens dynamique4. Plus profondément l’idée de perfection subit chez lui une altération décisive : déployé dans l’espace et dans le temps, l’infini en acte du monde devient l’horizon d’un perfectionnement illimité. Tel est le sens du télescopage qui plonge la métaphore musicale des dissonances se résolvant dans un accord parfait final, différé – pour le plaisir maximal de l’auditeur virtuel – à l’infini5. Dès lors, trois points attirent l’attention : 1) l’articulation des multiples projets politico-culturels d’« avancement des sciences et des arts » à la thèse métaphysique du progrès infini, 2) l’horizon de plus en plus planétaire de ces mêmes projets, 3) le lien constamment établi entre le progrès de la connaissance et le progrès socio-culturel lui-même intégré au progrès métaphysique. Il semble bien que la thèse du progrès infini de l’univers, chez Leibniz, entraîne celle du progrès infini de l’humanité. La phrase citée ci-dessus l’atteste, même si le cultus invoqué a une dimension cosmique : les hommes, en tant qu’esprits, ont un rôle éminent à jouer dans ce processus6. Le développement de l’art. 19 du Discours de métaphysique allait déjà dans ce sens : « … losrque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand abus, quoiqu’il soit très véritable qu’il l’a fait tout entier pour nous… »7. L’inclusion du progrès humain dans le progrès global se justifie principalement par la considération de la gloire de Dieu, qui exige la production du plus parfait de tous les mondes possibles8. Ce schéma d’une pensée centrée sur le monde, où l’homme se voit cependant reconnaître un privilège, plutôt que centrée sur l’homme, quitte à le découvrir en relation essentielle avec son milieu, sépare Leibniz des Lumières et le maintient dans l’âge classique. C’est même pourquoi il peut glisser sans métaphore du sens culturel au sens agricole : « C’est ainsi que notre terre, dont maintenant une grande partie est cultivée, le sera de plus en plus »9. On hésitera pourtant à parler d’archaïsme : l’idée que le progrès ne le laisse sérieusement penser que dans une perspective cosmique, que le sujet de la civilisation soit en dernier ressort le monde plutôt que l’homme, n’est peut-être pas dépourvue de sens pour nous, au-delà de son apparence 4 Cf. projet d’une lettre à Huyssen (conseiller de guerre du tsar) 7 octobre 1703, in Œuvres de Leibniz éditées par Foucher de Careil, Paris, 1875, t. VII (Désormais abrégé FdC). 5 De l’origine radicales des choses § 12. Il importe de bien comprendre que le but final ne peut plus être un terme : quand la résolution est reportée à l’infini, elle se confond avec le processus même. D’où le résultat stupéfiant qu’obtient Leibniz : il nous est donné d’éprouver dès maintenant, même dans les plus terribles souffrances, « un avant-goût de la félicité future » (Principes de la nature et de la grâce, § 18). 6 Monadologie, § 82 sq. 7 Comme le résume Lucy Prenant : compte tenu de la plus grande perfection des esprits au regard des autres créatures, « c’est en raison d’eux surtout – mais pas seulment – que Dieu fait le monde » (OC, note 374). 8 Cf. la fin de la Monadologie. Étant donné que les créatures que nous sommes n’ont accès qu’à une portion infime de l’histoire du monde, la question doit être confiée au seul raisonnement, qui plaide pour l’optimisme ( De l’origine radicale des choses, § 12). 9 De rerum originatione radicale, § 16. mystique. En outre, et pour rester dans le cadre où Leibniz pouvait lui-même entendre cette idée, l’idée métaphysique que le progrès de l’humanité dépend d’une destination du monde suggère d’interroger la future « croyance en l’histoire » sous l’angle de ses rapports avec l’idée de théodicée10. « Nous connaissons à présent de remarquable phénomènes naturels en si grand nombre qu’il est temps enfin, il me semble, de se préparer à ordonner leur masse et à tirer des conclusiones. Car, comme autrefois de la disette, nous souffrons maintnant de la confusion. »11 «Pourquoi renvoyer à quelque postérité éloignée ce qui serait incomparablement plus aisé de notre temps, puisque la confusion n’est pas encore montée à ce point où elle se trouvera alors ? Quel siècle y sera plus propre que le nôtre, qu’on marquera peut-être un jour dans l’avenir par le surnom du siècle d’inventions et de merveilles ? »12 D’un autre côté, Leibniz a donc le sentiment d’un moment crucial pour la culture. Il l’écrit à maintes reprises, et tout son affairement intellectuel et politique porte la marque de cette dramatisation. Deux différences nous retiennent pourtant de voir en lui un simple précurseur de l’Aufklärung. Premièrement, le moment n’est pas tel pour lui qu’une confiance puisse s’y articuler à une responsabilité ; il est ardeur et confusion, chance et péril, il réclame donc une prise de conscience. En d’autres termes, les lumières sont essentiellement devant nous, et peut-être les manquerons-nous ; elles sont objet de conjecture, non de constat. Pour l’heure, le diagnostic est sombre : « le genre humain, consideré par rapport aux sciences qui servent à notre bonheur, me paraît semblable à une troupe de gens qui marchent en confusion dans le ténèbres… »13 Deuxièmement, même si toute occurence du monde est pour lui singulière, même si uploads/Philosophie/ zourabichvili-leibniz-et-la-barbarie.pdf
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- Publié le Sep 17, 2021
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