COMMUNICATION LA THÉORIE DES LARYNGALES EN INDO-EUROPÉEN*, PAR M. CHARLES DE LA
COMMUNICATION LA THÉORIE DES LARYNGALES EN INDO-EUROPÉEN*, PAR M. CHARLES DE LAMBERTERIE, CORRESPONDANT DE L’ACADÉMIE 1. Par l’expression de « théorie des laryngales », les linguistes comparatistes entendent que, pour rendre compte d’un certain nombre de faits de phonétique et de morphologie attestés dans les langues indo-européennes, il convient de reconstruire en indo- européen une série de consonnes qui, du point de vue articula- toire, devaient avoir certains traits communs avec les consonnes laryngales que l’on trouve dans d’autres familles de langues (par exemple les langues sémitiques). Même si le principe général de cette théorie est largement accepté aujourd’hui, elle est loin de constituer un bloc indifférencié, au point que bien des non- spécialistes risqueraient de se perdre dans les arcanes de tel ou tel développement ou d’être rebutés par ce qui, vu de l’extérieur, peut apparaître comme des querelles d’écoles. Il importe donc de retracer brièvement les étapes essentielles de la recherche dans ce domaine, moins par goût de l’historiographie que pour faire ressortir les aspects heuristiques de la théorie des laryngales. On s’accorde à reconnaître que l’initiateur de la théorie est Ferdinand de Saussure (1857-1913), dans le génial ouvrage de jeunesse qu’est le Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, publié à Leipzig en 1878, ouvrage dont Antoine Meillet (1866-1936) a dit à juste titre que c’était « le plus beau livre de grammaire comparée qu’on ait écrit »1. Rappelons quelques notions de base, qui sont triviales * Je dédie cette communication à la mémoire de Mme Colette Caillat et de M. Armand Minard, qui ont été mes maîtres pour les études indiennes. 1. MEILLET, LHLG II, p. 183, à la fin de la notice nécrologique consacrée par le grand linguiste à celui qu’il a toujours reconnu comme son maître (première publication : BSL 18 [1913], p. CLXV-CLXXV). Dans les pages qui suivent, le Mémoire sera cité dans la pagination du Recueil (1922). – Sur le Mémoire, je me permets de renvoyer à la notice que j’ai rédigée depuis longtemps mais qui, à l’époque où Saussure était étudiant, commençaient tout juste à être mises en place d’une manière rigoureuse. Ce qui caractérise la structure phonétique et morpho- logique des langues indo-européennes anciennes, c’est que tout élément grammatical (racine, suffixe ou désinence) comprend une constante, à savoir l’armature consonantique (une ou plu- sieurs consonnes, selon les différents cas de figure), et une variable, à savoir une voyelle susceptible d’apparaître sous les deux formes e ou o ou de ne pas apparaître, auquel cas on parle de « degré zéro », alternant avec les degrés e et o. En grec ancien, où ce phénomène est particulièrement clair et fréquent, on peut citer l’exemple de la racine « avoir confiance », qui revêt les trois formes peiq- (au présent peivq-omai), poiq- (au parfait pev-poiq-a) et pi±q- (à l’aoriste ej-piq-ovmhn, cf. aussi les adjectifs piq-anov~ « qui trouve créance » et pistov~ < *piq-tov~ « digne de confiance »). Il s’agit là d’un système hérité, car ces trois degrés vocaliques se retrouvent en latin, où l’on a respectivement le degré e au présent -fīd-ō (< -feidō, avec diphtongue conservée en vieux latin), le degré o dans foed-us (< v.lat. foid-) « alliance », et le degré zéro dans fı`d-ēs « confiance », ce qui amène à reconstruire la racine indo-européenne sous-jacente comme *bheidh-/*bhoidh-/*bhidh-. L’intuition de base qui préside à la démarche intellectuelle de F. de Saussure dans le Mémoire est qu’en grammaire comparée « la théorie des alternances est la base de la méthode »2, et que donc le principe général de l’alternance vocalique (que l’on appelle aussi « apophonie ») doit pouvoir rendre compte des cas de figure les plus divers, même ceux qui au premier abord ne semblent pas en relever. Sur ce point, Saussure avait été précédé par Karl Brugmann (1849-1919), qui, juste avant la rédaction du Mémoire, venait de mettre en évidence les « nasales sonantes », représentées en grec et en indo-iranien par une voyelle a. Ainsi, dans la racine i.-e. *ten-/*ton- « tendre » (gr. ten-/ton-), à l’adjectif verbal *tn-tó-, qui relève du même type de formation que *bhidh- tó- > gr. pistov~ et comporte donc le degré zéro de la racine, la consonne nasale n, placée entre deux occlusives, fait office de 142 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS récemment (LAMBERTERIE 2000a), où l’on trouvera les principales références bibliogra- phiques. 2. Phrase extraite d’une des lettres de Saussure à Meillet publiées par É. Benveniste (1964, p. 98). voyelle en apparaissant sous une forme que l’on symbolise conventionnellement par n : de là une réalisation *tn -tó-, reflétée en latin par ten-tus (avec maintien de la consonne, à côté de la voyelle e dégagée dans ce contexte), mais en grec par ta<tov~ et en sanskrit par ta-tá-, avec disparition de la consonne nasale en tant que telle3. Dans les exemples considérés jusqu’à présent, l’apophonie est un phénomène qualitatif, à savoir la présence d’une voyelle de timbre e ou o, combiné à une opposition privative (= pré- sence/absence de ladite voyelle) dans le cas d’une alternance e/zéro ou o/zéro. Mais bon nombre de racines indo-européennes présentent une alternance quantitative, à savoir une opposition entre voyelle longue et voyelle brève. C’est le cas, notamment, de plusieurs racines verbales en grec, ainsi qh-/qe- « poser », sta≠- /sta`- « se tenir debout », fa≠-/fa`- « dire », dw-/do- « donner ». Comment rendre compte de ces alternances ? Saussure estime que pour répondre à cette question il faut considérer la manière dont elles fonctionnent dans les paradigmes morphologiques. Il est, en effet, persuadé, à juste titre, qu’il y a une hiérarchie des niveaux en linguistique, et que donc la phonétique ne vaut ici que comme servante de la morphologie ; dans la ligne de Saussure, on dit communément aujourd’hui que l’apophonie relève de la mor- phonologie. Prenons l’exemple du verbe « dire, affirmer » en grec, au présent de l’indicatif. Le paradigme comporte, dans son principe, une voyelle longue dans la racine au singulier et une voyelle brève au pluriel, selon le schéma suivant : – singulier : dorien 1re sg. fa≠-miv « je dis », 2e sg. fa≠È/~ (< *fa≠-hiv, avec -~ emprunté à l’imparfait e[fa≠~), 3e sg. fa≠-tiv, ionien-attique fhmiv, fh/v~, fhsiv, mycénien 3e sg. pa-si /fa≠si/ ; LES LARYNGALES EN INDO-EUROPÉEN 143 3. Selon une anecdote restée célèbre dans l’histoire de la linguistique, et dont il n’y a pas lieu de suspecter l’authenticité, Saussure avait fait lui-même la découverte de la nasale sonante à l’âge de 15 ans, lors de sa scolarité au Collège public de Genève, et fut bien déçu lorsque, étudiant à Leipzig, il s’aperçut que Brugmann l’avait devancé : voir sur ce point C.Watkins, CFS 32 (1978), p. 61-63 (reproduit dans WATKINS 1994, vol. I, p. 268-70). – Là où Brugmann utilisait l’expression de « nasalis sonans » ou « sonantische Nasale », la tradition linguistique francophone dit plutôt « nasale voyelle » et utilise le terme de « sonante » pour désigner un phonème qui, selon l’environnement, peut se réaliser comme consonne, comme second élément de diphtongue ou comme voyelle. En indo-européen, les phonèmes de ce type étaient au nombre de six (*y, *w, *r, *l, *m, *n), et l’on a, par exemple, *yeug- « atteler » (consonne y, notée i dans la tradition germanophone), *leikw- « laisser » (diphtongue ei, notée aussi ey ou ei ), et *likw- (voyelle i), degré zéro de *leikw-. Telle est la terminologie reçue par exemple chez MEILLET 1937, p. 105-26. Mais Saussure, quant à lui, parle de « nasales sonantes » dans le Mémoire (p. 19). – pluriel : 1re pl. fa`-mevn, 2e pl. fa`-tev, 3e pl. dor. fa`-ntiv/ion.-att. fa≠siv (< fa`-nsiv). Comparons ce paradigme à celui du verbe « aller » au même mode et au même temps, à savoir : – 1re sg. ei\-mi « je vais », 2e sg. ei\ (< *ei\-hi), 3e sg. dor. ei\-ti/ ion.-att. ei\-si ; – 1re pl. i[-men, 2e pl. i[-te, 3e pl. dor. i[-a`nti/ion.-att. i[a≠si (< i[-a`nsi). Dans ce dernier, nous avons l’assurance que l’alternance radi- cale est héritée de l’indo-européen, car elle se retrouve exacte- ment en indo-iranien, comme le prouve le paradigme du sanskrit védique : – 1re sg. é-mi, 2e sg. é-s≥i, 3e sg. é-ti, avec une voyelle longue e- issue de la monophtongaison d’une diphtongue indo-iranienne *ai-, conservée comme telle en iranien ancien (avestique aēiti, vieux-perse aitiy « il va ») ; – 1re pl. i-más(i), 2e pl. i-thá, 3e pl. y-ánti, ce qui permet de reconstruire le paradigme suivant pour l’indo- européen4 : – 1re sg. *éi-mi, 2e sg. *éi-si, 3e sg. *éi-ti – 1re pl. *i-mé, 2e pl. *i-té, 3e pl. *y-é/ónti, selon un système que l’on retrouve dans le verbe « être », dont je me limite pour l’instant à citer la troisième personne : – 3e sg. i.-e. *és-ti « il est » > skr. ásti, gr. ejsti, lat. est, gotique ist – 3e pl. i.-e. *s-é/ónti « ils sont » > uploads/Philosophie/ charles-de-lamberterie-la-theorie-des-laryngales-en-indo-europeen.pdf
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- Publié le Nov 29, 2021
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