1 ARCHÉOLOGIE ET ANALYSE DU DISCOURS Dominique MAINGUENEAU Université Paris 12

1 ARCHÉOLOGIE ET ANALYSE DU DISCOURS Dominique MAINGUENEAU Université Paris 12 (Communication à une table-ronde sur Foucault, le 23 juillet 1998 à la 6° Conférence internationale de Pragmatique (Reims). Texte paru dans SdT, 2001, Vol. 7, n°5) 1. Un inévitable malentendu Je limiterai doublement mon propos. Tout d'abord parce que je ne m'intéresserai qu'à "l'Archéologie du savoir". En second lieu parce que je m'interrogerai non sur l'apport de Foucault à une philosophie du langage d'inspiration pragmatique ou à une théorie du pouvoir et de l'idéologie, mais à son apport au champ plus spécifique de l'analyse du discours. Je suis bien conscient que cela peut sembler une curieuse façon de rendre justice à un penseur que de ne considérer qu'un secteur étroit de son oeuvre et surtout de l'inscrire dans une problématique qui n'est pas vraiment la sienne. Parler de la contribution de Michel Foucault au champ de l'analyse du discours ne peut en effet se faire qu'à l'intérieur d'un malentendu fondamental, dans la mesure où Foucault ne s'est jamais posé en fondateur d'une discipline, sinon sur un mode ironique dont il ne faut pas être dupe. Je pourrais me justifier en disant que nous sommes ici dans un congrès de pragmatique, non dans un congrès d'historiens de la philosophie ou de spécialistes de Foucault, et que par conséquent je dois respecter le contrat qui m'a été proposé par l'organisatrice de ce panel. Mais il n'est sans doute pas besoin de recourir à des justifications aussi peu théoriques. Non seulement, l'histoire des cheminements créatifs est faite de bifurcations, de déplacements inattendus, de greffes..., mais encore, dans le cas de Foucault il est difficile d'invoquer quelque orthodoxie pour une réflexion qui prétend ouvrir des pistes nouvelles en déstabilisant divers domaines du savoir. "L'Archéologie" n'est pas un texte isolé dans l’œuvre de Foucault, elle s'inscrit dans un parcours, entre "les Mots et les choses" et la série d'ouvrages qui réfléchissent sur le pouvoir et la sexualité. "Coincée", avec "l'Ordre du discours", entre la série de livres à orientation nettement épistémologique et des textes à la tonalité plus politique, "l'Archéologie" embarrasse les commentateurs, même si tout bon spécialiste de philosophie se fait fort d'établir des connexions entre ce livre et le reste de l’œuvre de Foucault. Cet embarras est compréhensible : le philosophe ne retrouve pas un univers qui lui est familier dans cette réflexion qui semble menée à partir des "Mots et les choses" mais qui ouvre un nouvel espace de pensée. J'ai lu ce livre dès sa parution en 1969 et il m'a toujours paru à la fois étrange et familier. Etrange car c'est un livre déroutant, insaisissable, un livre qui a l'air de se donner des objets empiriques et de découper un territoire, mais qui glisse, d'une certaine manière, entre les doigts. Mais un livre familier 2 aussi, car à tort ou à raison, il me semble que ce livre ouvre un espace à l'analyse et à la réflexion, l'ordre du discours, qui s'impose au lecteur avec une sorte d'évidence. Etant donné la multiplicité des courants qui traversent le champ du discours, on ne peut pas s'attendre à ce que l'ensemble des analystes du discours se sentent concernés par l'entreprise de Foucault. Mais son apport à l'analyse du discours n'est absolument pas passé inaperçu. L'année où est parue "l'Archéologie du savoir" fut aussi l'année où avec le numéro 13 de la revue Langages l'analyse du discours s'est fait connaître en France sous le visage de ce qu'on a appelé plus tard "l'Ecole française". La coïncidence des deux parutions est heureuse pour l'historien des idées. "L'Ecole française d'analyse du discours", très influencée par le marxisme d'Althusser et la psychanalyse de Lacan, brisait la continuité des textes pour établir des connexions invisibles et révéler ainsi le travail d'une sorte d'inconscient textuel, supposé être la condition du sens manifeste. Cette démarche d'analyse du discours pensait produire une "rupture épistémologique" en contribuant à construire une véritable science de l'idéologie, qui se serait fondée à la fois sur la linguistique structurale, sur le marxisme et sur la psychanalyse. Or voilà que le livre de Foucault, bien loin de s'inscrire dans cette perspective, ouvrait une conception de la discursivité qui était orientée tout à fait différemment. Comme il n'était pas seulement une suite d'intuitions fulgurantes, qu'il proposait un réseau serré de concepts au service d'une conception forte et cohérente du discours, il ne pouvait pas ne pas exercer une forte attraction sur les analystes du discours. En fait, "L'Archéologie du savoir" a exercé une influence qu'on pourrait dire "oblique", dans la mesure où cet ouvrage s'éloignait des courants dominants mais sans définir nettement un espace alternatif, en suscitant des travaux empiriques inscrits dans un cadre théorique stable. Je ne vais pas retracer l'histoire compliquée des rapports entre Foucault et l'analyse du discours, car j'imagine que cela n'intéresse qu'un nombre très limité de gens. Le fait essentiel est que le reflux des courants dominants à la fin des années 60 a donné une "visibilité" croissante à "l'Archéologie", qui a bénéficié du succès qu'ont connu les courants pragmatiques dans l'ensemble des sciences sociales et en linguistique, particulièrement par le biais des théories de l'énonciation. Mais sur ce point il ne faut pas être victime d'une illusion rétrospective en faisant de Foucault l'initiateur de problématiques d'analyse du discours qui, en réalité, n'ont pu être marquées par lui que de façon indirecte. Je vais d'abord souligner quelques points qui, à mon sens, rendent difficile l'exploitation de la démarche de "l'Archéologie du savoir". Je mettrai ensuite en évidence quelques idées forces qui me paraissent fructueuses pour l'analyse du discours, du moins pour le type d'analyse du discours que je pratique. 2. Un texte insaisissable On ne peut pas énumérer toutes les difficultés que soulève "l'Archéologie" dès qu'on a l'idée inopportune de l'interroger en analyste du discours. Il en est néanmoins une qui est radicale, car elle touche au contrat même de lecture : comment lire ce texte ? cherche-t-il véritablement, comme il 3 l'annonce, à refonder "ces disciplines si incertaines de leurs frontières, si indécises dans leur contenu qu'on appelle histoire des idées, ou de la pensée, ou des sciences, ou des connaissances" (p.31) ? [Les références sont données avec la pagination de l'édition originale (Paris, Gallimard, 1969)] Ce n'est pas qu'il faille absolument ranger tous les livres dans une catégorie, mais du point de vue auquel nous nous plaçons ici, c'est un obstacle considérable. Le texte de Foucault a ceci d'étrange qu'il entrelace des modes d'exposition franchement philosophiques et d'autres qui semblent relever de démarches classiques dans les sciences sociales. C'est ainsi que certains chapitres de la II° partie et de la III° partie proposent une mise en scène éminemment philosophique, tant par la structure que le style, celle-là même du doute hyperbolique cartésien ou de l'épochè phénoménologique. Par exemple au chapitre II, I ("Les unités du discours") il s'agit de "s'affranchir de tout un jeu de notions qui diversifient, chacune à leur manière, le thème de la continuité" (p.31), de "mettre en suspens les unités qui s'imposent de la façon la plus immédiate" (p.33), de "mettre hors circuit les continuités irréfléchies par lesquelles on organise, par avance, le discours qu'on entend analyser" (p.36), de faire apparaître "dans sa pureté non synthétique le champ des faits de discours" (p.38), de projeter "une description pure des événements discursifs" (p.39), etc. Autre difficulté : la discordance entre le corpus de référence et la portée des concepts mis en place. Le corpus de référence est dans sa grande majorité emprunté aux "Mots et les choses", c'est-à-dire à la généalogie de quelques sciences depuis la Renaissance. À cela s'ajoutent des matériaux empruntés à l'histoire de la médecine, première occupation de l'auteur. C'est donc un corpus étroit si l'on songe à l'ampleur et à la radicalité des réflexions menées sur "les unités du discours" (II,I), "les formations discursives" (II,II), "la fonction énonciative"(II,III), etc. Foucault le reconnaît d'ailleurs au début de son livre : le privilège accordé à ces "sciences de l'homme" n'est qu' "un privilège de départ. Il faut garder bien présent à l'esprit [...] que l'analyse des événements discursifs n'est en aucune manière limitée à un pareil domaine" (p.43). On ne peut pas reprocher à l'auteur de s'appuyer sur un corpus limité ; en revanche, on peut s'interroger quand la spécificité d'un tel corpus infléchit la théorie elle- même. Il s'agit en effet de types de textes pour lesquels la matérialité linguistique et textuelle semble, à tort d'ailleurs, plus facilement éludable que pour d'autres. Foucault a beau parler de "discours" ou de "fonction énonciative", il manipule en fait des éléments qui se situent à un niveau en quelque sorte prélinguistique. Cela n'est pas sans effet sur la conception du discours qu'il propose. Ces lignes sont révélatrices : "Ce qu'on décrit comme des "systèmes de formation" ne constitue pas l'étage terminal des discours, si par ce terme on entend les textes (ou les paroles) tels qu'ils se donnent avec leur vocabulaire, leur syntaxe, leur structure logique ou leur organisation rhétorique. L'analyse reste en deçà de ce uploads/Philosophie/ archeologie-et-analyse-du-discours-mangueneau.pdf

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