Philippe Sabot, « De Foucault à Macherey, penser les normes », Methodos. Savoir
Philippe Sabot, « De Foucault à Macherey, penser les normes », Methodos. Savoirs et textes [En ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 29 février 2016, consulté le 11 mai 2016. URL : http://methodos.revues.org/4652 ; DOI : 10.4000/methodos.4652 1Penser avec Pierre Macherey – avec Foucault. Tel est l’objet des lignes qui vont suivre. Penser avec, ce n’est pas simplement penser (à) quelque chose, ce qui revient à circonscrire un objet pour en faire justement un ob-jet pour la pensée, disponible pour une pensée compréhensive ou conceptuelle qui s’en empare. Ce n’est pas non plus, lorsque l’on s’applique à penser une autre pensée, celle d’un autre que soi, chercher à en restituer seulement le sens général ou les arguments particuliers, en vue d’en cerner les contours, d’en faire le tour, d’en rendre raison dans la cohérence (pourquoi pas systématique ?) d’un discours. Penser avec, cela s’entend plutôt comme la prise de contact avec sa propre pensée à travers celle d’un autre qui en déclenche la possibilité, qui en impulse le mouvement, sans que ce mouvement soit nécessairement finalisé, pré- orienté par son point d’appui initial. Penser avec peut même conduire à une certaine désorientation lorsque l’on en vient à penser autrement, à réviser ses certitudes (voire à les abandonner) au moment même où on cherche à les formuler pour soi-même. En ce sens, penser avec Foucault, comme nous y invite Pierre Macherey dans les ouvrages qui vont nous occuper, c’est moins chercher à dire ce qu’a ou ce qu’aurait pensé Foucault (sur le sujet, la vérité, le discours, le pouvoir) que s’exercer à reprendre dans sa propre pensée le mouvement même de cette pensée – qui est aussi, dans son ordre propre, unepensée avec – pour en éprouver la dynamique transformatrice. 1 Voir entre autres, Pierre Macherey (1992),Avec Spinoza. Études sur la doctrine et l’histoire du sp (...) 2 Voir notamment Pierre Macherey (1977), Hegel ou Spinoza, Paris, Maspero, (rééd. La Découverte, 2004 (...) 3 P. Macherey (avec Louis Althusser et Jacques Rancière) (1965), Lire Le Capital, t. 1, Paris, Masper (...) 4 Pierre Macherey (1990), À quoi pense la littérature ? Exercices de pensée littéraire, Paris, PUF, c (...) 5 Pierre Macherey (2013), Proust. Entre littérature et philosophie, Éditions Amsterdam, Coll. « Hors (...) 6 Georges Canguilhem (1966), Le normal et le pathologique, Paris, PUF, coll. « Galien », p. 7 : « La (...) 2Dans ces conditions, ouvrir la discussion avec le travail de Pierre Macherey, c’est approcher au plus près cette opération dynamique du penser avec. Pierre Macherey n’a certes pas consacré toute son énergie à penser avec Foucault : on pourrait dire aussi bien qu’il a pensé avec Spinoza1, avec Hegel2 ou avec Marx3, et tant d’autres, mais encore avec la littérature. Ses « exercices de pensée littéraire »4, et encore son livre sur Proust5, sont tout autre chose qu’une philosophie de la littérature, ce sont des exercices pour la pensée, autant de manières pour elle de s’exercer en se confrontant à cette « matière étrangère » dont se nourrit la philosophie (selon le mot fameux de Canguilhem6) dès lors qu’elle renonce à être une spéculation abstraite. Pourquoi néanmoins convoquer ici tout particulièrement le travail de Pierre Macherey pour voir comment il pense avec Foucault et voir aussi comment il nous permet, à nous lecteurs de Foucault et de Macherey, de penser avec Foucault, c’est-à-dire de penser Foucault avec Macherey ? 7 Guillaume le Blanc (2006), La pensée Foucault, Paris, Ellipses, coll. « Philo ». 8 Pierre Macherey (1986), « Aux sources de l’Histoire de la folie : une rectification et ses limites (...) 9 Il s’agit du chapitre final : « Foucault lecteur de Roussel : la littérature comme philosophie ». 10 Michel Foucault (1992), Raymond Roussel(1963), Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », Présentat (...) 11 Pierre Macherey (2011), « Avec Foucault avec Roussel », in Michel Foucault, Cahier de L’Herne n°95, (...) 12 Pierre Macherey (2009), De Canguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La Fabrique éditions (...) 3Il est évident que la pensée de Foucault (si du moins il est possible de circonscrire cette pensée : on devrait plutôt parler, à la manière de Guillaume le Blanc, de la « pensée Foucault »7) occupe dans la pensée de Macherey une place tout à fait remarquable. Sans lui avoir consacré une étude monographique de l’ampleur de celle qu’il a consacrée à Spinoza, on peut néanmoins dire qu’il y revient sans cesse. Mentionnons notamment cet article paru dans la revueCritique et portant sur la réédition de Maladie mentale et personnalité en 1962 sous le titre Maladie mentale et psychologie : « Aux sources de l’Histoire de la folie : une rectification et ses limites »8. Dans cet article, il s’agissait en particulier d’interroger le statut problématique de l’expérience dans les ouvrages du début des années soixante, et de souligner le maintien d’une perspective ontologique (avec la référence à une expérience originaire de la folie) au sein de la première archéologie foucaldienne. Il est possible de renvoyer également à différents travaux consacrés au Raymond Roussel, avec un chapitre magistral dans À quoi pense la littérature ?9, la présentation ouvrant la réédition en poche de l’ouvrage de Foucault10 ou encore l’article publié dans les cahiers de L’Herne, intitulé « Avec Foucault avec Roussel »11 – et qui se conclut justement par l’idée que penser Roussel avec Foucault, c’est penser avec la littérature, au sens d’une confrontation, d’un choc (nécessaire) plutôt que d’une fausse connivence. Relevons enfin, et surtout, la double réflexion menée depuis quelques années sur la question des normes12 qui constitue à bien des égards une étape supplémentaire dans ce « trip » foucaldien de Pierre Macherey, dans sa manière de penser avec lui, qui n’hésite pas à penser contre lui ou avec lui avec d’autres – Althusser, Canguilhem, Marx, Fanon, Butler, Deligny, Sartre, Bourdieu – en privilégiant donc toujours le mode de la confrontation : de sa propre pensée au travail de pensée d’autres, d’autres pensées entre elles.Penser avec, de ce point de vue, c’est se frotter à la matière étrangère d’une autre pensée pour voir s’il en sort quelque chose. Ou encore, pour reprendre une expression qui revient à plusieurs reprises dans Proust. Entre littérature et philosophie, « frotter » l’une à l’autre des pensées qui peuvent sembler étrangères (Proust et Leibniz, Spinoza et Foucault) pour produire des effets de pensée qui sont tout sauf des vérités établies une fois pour toutes, mais restent de la pensée en effet, c’est-à-dire au travail. 13 Le texte de cette intervention est disponible à l’adresse suivante :http://philolarge.hypotheses.o (...) 14 Cette question de la « lecture » est également abordée dans l’ouvrage sur Proust mentionné plus hau (...) 4Cette démarche laisse donc une grande place à l’expérimentation comme matrice de la pensée. Elle se situe dans le prolongement de celle de Foucault, telle que Pierre Macherey en a lui-même exposé la dynamique propre lors de sa conférence de clôture de la Décade de Cerisy consacrée à « Foucault au Collège de France : une aventure intellectuelle et éditoriale » en juin 2015. En s’interrogeant, lors de cette intervention sur ce que peut signifier (pour nous, aujourd’hui) « lire Foucault »13, P. Macherey insistait en effet sur l’idée que cette lecture (et peut-être toute lecture), pour avoir non pas le caractère circulaire d’une interprétation (qui maintient dans l’ordre du discursif) mais celui d’une rencontre (de l’ordre de l’événement), ne revenait pas à prendre simplement connaissance d’un contenu déjà prêt et préparé pour être absorbé mais invitait plutôt à s’engager dans un processus (jusqu’à un certain point aléatoire) de problématisation, qui ouvre justement le discours sur le dehors, sur la possibilité d’une transformation14. 15 Voir notamment l’ouvrage de Stéphane Legrand (2007), Les normes chez Foucault, Paris, PUF, coll. « (...) 5Qu’est-ce qui constitue alors, du point de vue de cette opération de lecture problématisante, ce que Pierre Macherey a trouvé à penser avec Foucault, c’est-à-dire à travers ou à l’occasion de la pensée-Foucault ? C’est justement ce qu’il désigne, dans le titre du recueil de 2009 consacré à Canguilhem et à Foucault, à travers l’expression : la « force des normes ». Un faisceau d’interrogations se déploie en effet immédiatement à partir de ce thème – dont nous voudrions ici suivre quelques variations. D’où vient la force (supposée) des normes ? Est-ce que, comme on pourrait le croire, elles s’appliquent aux individus en déterminant de manière contraignante leur existence et leur devenir ? Donc, que signifie vivre dans ou sous des normes ? Et enfin, qui est le sujet des normes ? Le sujet auquel elles s’appliquent (en tirant leur propre pouvoir de cette application) ou le sujet qu’elles produisent ? Et enfin, ce sujet est-il un sujet individuel ou d’abord un sujet social, socialisé par l’effet des normes ? Dans les limites de cette présentation, il ne s’agit pas d’aborder de manière exhaustive tous les aspects de ce questionnement relatif aux normes et uploads/Philosophie/ sabot-foucault-macherey-normes.pdf
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- Publié le Dec 01, 2022
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