Revue Philosophique de Louvain Remarques sur l'ontologie aristotélicienne Josep

Revue Philosophique de Louvain Remarques sur l'ontologie aristotélicienne Joseph Moreau Résumé L'étude de l'être en tant qu'être repose sur la dialectique et, par la recherche des conditions d'exercice du langage, met en relief la priorité de la substance à l'égard des autres catégories. Mais l'analyse de la substance sensible découvre une aporie qui, par la distinction de la puissance et de l'acte, conduit à la conception de la substance immatérielle ou Acte pur. Ainsi la théologie se relie à l'ontologie par l'intermédiaire de l'« ousiologie » ; et la considération de la hiérarchie des substances, des degrés de la puissance et de l'acte, permet de comprendre la fonction de la connaissance dans une ontologie réaliste. Abstract The science of being qua being dwells on dialectic and from the examination of the conditions of speaking draws the priority of substance towards other categories. Then the analysis of sensible substance exhibits an aporia which, through the distinction of act and potency, leads to the concept of immaterial substance or pure Act. Theology is connected with ontology by means of ousiology, and the consideration of hierarchised substances, according with degrees of act and potency, is a way for understanding the role of cognition within realistic ontology. Citer ce document / Cite this document : Moreau Joseph. Remarques sur l'ontologie aristotélicienne. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 75, n°28, 1977. pp. 577-611; doi : 10.3406/phlou.1977.5952 http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_28_5952 Document généré le 24/05/2016 Remarques sur l'ontologie aristotélicienne i De Parménide et Aristote à Heidegger, le problème de l'être est au centre de la philosophie occidentale. Mais faut-il suivre ceux qui nous suggèrent que cette prééminence de l'être dans la métaphysique résulte d'une particularité des langues indo-européennes, notamment de la langue grecque, qui dispose d'un verbe capable de se relier à n'importe quel sujet, exprimant ainsi l'attribut le plus général, et permettant aussi de ramener à une relation predicative non seulement la phrase verbale (le cheval court = le cheval est courant), mais toute connexion de mots, toute liaison de termes dans une phrase nominale : le verbe être s'introduit comme copule entre le nom qui désigne un sujet (l'homme) et tout nom qui s'y ajoute, tout adjectif qui le caractérise sous quelque rapport que ce soit (grand ou petit, assis ou debout, vieux ou jeune, etc.)1. Mais si cette fonction universelle du verbe être est propre aux langues indo-européennes, elle n'est pas liée à un phonème unique, par une chance qui aurait donné lieu à la métaphysique de l'être. S'il en était ainsi, la métaphysique de l'être ne répondrait pas à une exigence fondamentale de la pensée; elle correspondrait seulement à des contingences linguistiques; Aristote, a-t-on dit, n'aurait pu établir sa doctrine de l'être et des catégories s'il eût parlé une langue comme celle des Chinois ou des Arabes2. Mais il 1 Cf. J. Vendryès, Le langage, p. 144, apud L. Brunschvicg, Les âges de l'intelligence, p. 68, n. 1 ; à la p. 58, celui-ci avait écrit : « II (Aristote) ne demande la connaissance des choses qu'à la perception sensible, apportant avec elle la certitude immédiate de son objet, et au langage, c'est-à-dire plus exactement à la langue qu'il parlait et dont inconsciemment il érige les particularités en conditions nécessaires et universelles de la pensée». 2 A. Stôhr, Lehrbuch der Logik in psychologisierender Darstellung, p. 171, apud F. M. Cleve, The Giants of Presophistic Greek Philosophy, p. 558, n. 1 : «Man sieht ... dass Aristoteles seine (indogermanische) Kategorienlehre nicht hàtte aufstellen kônnen, wenn er als Araber oder als Chinese bei sonst gleicher Intelligenz zur Welt gekommen wàre». — La facilité avec laquelle les Arabes ont assimilé la philosophie d' Aristote et l'ont transmise à l'Occident suffirait à rendre douteuse une telle assertion. 578 Joseph M or eau n'est pas nécessaire d'être initié aux arcanes de la linguistique, il suffit d'avoir quelque expérience du grec et du latin et des langues qui en dérivent, pour constater que dans ces langues le verbe être, considéré dans sa fonction universelle, emprunte les divers temps de sa conjugaison à des radicaux différents, apparentés à sedere, stare, yevéaOai, (pùvai; d'où il appert que la notion de l'être dans sa généralité ne correspond pas à un vocable particulier de la langue grecque, mais qu'elle résulte d'un effort d'abstraction, qu'elle suppose une élaboration intellectuelle à laquelle les données du langage ne prêtaient pas un appui immédiat. La métaphysique de l'être est une conquête du génie grec, non un reflet des structures spontanées de la langue grecque. Il n'en demeure pas moins qu'elle se constitue chez Aristote par une réflexion sur la fonction du langage et les conditions qui en rendent possible l'utilisation. Le langage a pour fonction de désigner les choses; mais une chose ne peut être désignée par un nom que si elle est quelque chose de stable, si elle a une essence définie, correspondant à la signification d'un nom. Car un nom a une signification unique (ar|umv£i ëv), ou s'il arrive qu'un mot ait plusieurs sens, qu'un même nom désigne des choses diverses, telles que la clef de la serrure et l'os que nous appelons clavicule, ces significations multiples doivent être soigneusement distinguées. Chaque objet défini doit avoir une désignation propre; autrement le langage deviendrait impossible. Si les mots de la langue courante peuvent être équivoques, les termes définis qu'on y substitue en vue d'un usage méthodique doivent être parfaitement univoques3. Ces remarques, qui précisent les conditions de la mise en œuvre du langage, se relient dans leur expression même aux considérations que Platon opposait au mobilisme des héraclitéens et au phénoménisme de Protagoras. Si tout ce qui est présent à notre pensée se réduit aux apparences mouvantes offertes par les sens, si la sensation est toujours vraie en ce sens qu'elle épouse la mobilité perpétuelle du sensible, non seulement il ne saurait y avoir de science, de vérité immuable accessible à notre connaissance, mais aucune apparence ne pourra être saisie avant qu'elle ne disparaisse, n'attendra d'être désignée par un nom, aussi indéfini qu'on le suppose. On ne saurait dire de l'apparence fugitive qu'il en est, ni même qu'il en va «ainsi», car une telle détermi- 3 Aristote, Métaphysique, F 4, 1006a 31 -b 7. Remarques sur l'ontologie aristotélicienne 579 nation immobiliserait encore le devenir; tout ce qu'on pourra dire, c'est «pas même ainsi»4. L'écho de ce passage du Théétète se retrouve dans les explications d'Aristote : on ne peut faire usage d'un nom sans signifier qu'il y a ou qu'il n'y a pas ceci ou cela, que telle chose est ou n'est pas, ce qui exclut la possibilité que tout soit «ainsi et pas ainsi»5. Il faut que toute chose soit ce qu'elle est, qu'elle ait une essence définie; sans quoi elle ne pourra être désignée par un nom, correspondre à une signification unique. Si en effet le nom (ou chacun des termes affectés à l'élucidation des homonymes) n'avait une signification unique, autrement dit si une fois distinguées les diverses acceptions d'un même mot, à chaque terme défini ne correspondait une seule chose, un objet toujours identique, le nom ne signifierait rien; et si les mots n'avaient aucune signification, c'en serait fait du discours : il n'y aurait pas de dialogue avec autrui ni, à vrai dire, avec soi-même6. Car il est impossible non seulement de nommer, mais de concevoir (voeîv) un objet qui ne soit un, qui ne soit défini dans son unité, qui ne corresponde à une définition distincte; c'est pour cette raison qu'il doit recevoir un nom unique7. En conclusion, estime Aristote, il faut admettre que le nom signifie quelque chose (armaîvôv xi) et qu'il signifie un objet un 4 Platon, Théétète, 183aA: Dans l'hypothèse mobiliste, il sera également vrai de dire : ouxco x' ë/ew . . . kcù jj.fi ofjxco, eî 5è poûÀ.ei yiyvEuQm, îva \u\ axf|acu|aev aoxoùç xcp Àôycù ... Mais c'est encore trop dire: Àeî ôè- oôôè xoùxo «ouxco» ^éyeiv (cet adverbe lui-même exclurait la mobilité) ... oùô' au «ufi ooxco» (qui aurait le même inconvénient); on ne peut user que d'une formule insolite : ei uf] âpa xô «oùô' ouxcoç»). Cf. notre article : Platon et le phénoménisme, in Revue internationale de philosophie, n° 32 (1955), recueilli dans Le sens du platonisme, et particulièrement, pp. 298-299. 5 Metaph., Y 4, 1006a 28-31: Une première évidence (jtpcôxov ... 8fjÂx>v), une vérité indéniable, c'est que le nom signifie xô esse vel non esse hoc (ôxi ar||iaivei xo ôvoua xô eîvai r\ ut| eïvai xoSi). C'est faute d'avoir pris garde à l'expression suivante (wax' ook âv Ttàv oCxcoç kcù oùx ouxcoç), qui reproduit celle du Théétète, que la plupart des interprètes entendent la phrase comme si c'était seulement le mot être (xô ôvoua xà elvat) qui ait un sens déterminé (armai vei ... xoôi); mais c'est à tout nom qu'il faut reconnaître l'univocité. C'est la fonction du nom en général de décrire un état de fait (Sachverhalt), le fait que ceci est ou n'est pas (xô eïvai f| uf] etvai xoôi), et on n'en saurait faire usage si tout était dans uploads/Philosophie/joseph-moreau-remarques-sur-l-x27-ontologie-aristotelicienne.pdf

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