Alter Revue de phénoménologie 21 | 2013 La Vie L’influence du bergsonisme sur l
Alter Revue de phénoménologie 21 | 2013 La Vie L’influence du bergsonisme sur la philosophie japonaise : les cas de Nishida et Kuki Arnaud François Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/alter/906 DOI : 10.4000/alter.906 ISSN : 2558-7927 Éditeur : Association ALTER, Archives Husserl (CNRS-UMR 8547) Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2013 Pagination : 299-314 ISBN : 978-2-95-223749-9 ISSN : 1249-8947 Référence électronique Arnaud François, « L’influence du bergsonisme sur la philosophie japonaise : les cas de Nishida et Kuki », Alter [En ligne], 21 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 07 juillet 2019. URL : http:// journals.openedition.org/alter/906 ; DOI : 10.4000/alter.906 Revue Alter L’influence du bergsonisme sur la philosophie japonaise 299 L’INFLUENCE DU BERGSONISME SUR LA PHILOSOPHIE JAPONAISE : LES CAS DE NISHIDA ET KUKI Arnaud François La philosophie de Bergson a exercé une influence sur au moins deux philosophes japonais de la première moitié du XXe siècle, Nishida et Kuki. C’est l’étendue de cette influence à des moments décisifs de leurs évolutions intellectuelles respectives, et donc aussi les limites de ladite influence, que nous voudrions mesurer dans ce qui suit. Kitaro Nishida a lu Bergson pour la première fois en 1906. Son grand ouvrage de 1911, Essai sur le bien, réédité deux fois, en 1921 et en 1936, porte des marques de cette influence, même si aucune men- tion n’y est faite du philosophe français. Toutefois, un certain nombre de parentés frappent entre les asser- tions du philosophe japonais et la doctrine du philosophe français. Pour le dire de la manière la plus générale, nous avons affaire à deux penseurs qui s’intéressent à la vie, et qui réintroduisent, dans cette optique, l’esprit au sein de la nature. Ainsi, devant donner une caractérisation expresse de la réalité, au début d’une section intitulée « Le vrai paysage de la réalité », Nishida écrit, dans des termes qui, par leur référence à une expérience anté-noétique et à une activité constitu- tive du réel, évoquent tout à fait le bergsonisme : « Quelle est cette réalité immédiate, sur laquelle l’exercice de la pensée ne s’est pas encore ajouté ? Qu’est-ce qu’un fait de pure expérience ? Je dirai que la réalité immédiate n’est rien d’autre que la pure activité, indépendante et autosuffisante, sans l’opposition du sujet et de l’objet, sans la sépa- ration du sentiment, de la volonté et de l’intellect »1. Même, cette 1 Kitaro Nishida, Essai sur le bien, chapitre I & II : l’expérience pure, la réalité, trad. Hitoshi Oshima, Paris, Osiris, 1997, p. 61. La vie 300 activité est, en son fond, volonté, et si l’on doit déterminer, au sein de la tripartition entre penser, sentir et vouloir, lequel est, pour l’individu comme pour la nature dans son ensemble, le fait primitif, alors la réponse ne fait pas plus de doute pour Nishida que pour Bergson : « Parmi ces trois aspects, c’est la volonté qui constitue la forme la plus fondamentale. Comme disent les psychologues volontaristes, la cons- cience est toujours active ; elle commence comme impulsion et s’achève comme volonté. […] On peut donc dire que la volonté est le fait de l’expérience pure par excellence »2 – là où Bergson affirme, par exemple, « la volonté […] est l’élément principal de l’esprit (the chief element of mind) »3. Il résulte de cela un mobilisme fort, tout aussi assumé par Nishida que par Bergson, parfois dans des formules étran- gement similaires : « On a tendance à croire en l’existence réelle des choses qui ont été figées. Mais ce qui existe réellement sont des événements, non pas des choses. La réalité est une série d’événements qui se produisent sans cesse, ce qu’affirme Héraclite en disant “tout coule, rien ne s’arrête” (Alles fliesst und nichts hat Bestand) »4. Par ailleurs, nous avons affaire, avec Nishida comme avec Bergson, à un penseur de la dissociation, et non de l’association (même si Nishida avait lu Hume), c’est-à-dire que les processus ou genèses constitutifs de la réalité, il tente toujours de les retracer en termes de division, et non de juxtaposition : « Le système de conscience, comme un corps organique, se réalise par le processus d’auto-division et d’auto-multi- plication de l’unité primaire »5. Il en va de même du jugement, porteur de sens, qui à l’origine n’est pas différent de la perception : celui-là n’est pas synthèse de deux idées, mais analyse d’une perception première, laquelle est le plus souvent inaperçue : « Un jugement tel que “un cheval court” résulte de l’analyse de l’unique représentation “cheval courant” »6. Il en va de même, surtout, de l’individu : « En réalité, l’existence de l’individu ne précède pas celle de l’expérience pure »7. Cette thèse, qui est très importante aux yeux de Nishida, a une portée tout autant ontologique que gnoséologique, puisque la disso- ciation qu’elle affirme est à la fois celle, réelle, de la totalité en indi- vidus, et celle, logique, de l’expérience en sujet et objet. 2 Ibid., p. 62 ; cf. Bergson, L’évolution créatrice (1907), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 238-239. 3 Bergson, « Cours de Bergson à Columbia University », in Mélanges, éd. André Robinet, Paris, PUF, 1972, p. 985-986 ; nous traduisons. 4 Kitaro Nishida, Essai sur le bien, op. cit., p. 68 ; cf. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 249. 5 Kitaro Nishida, Essai sur le bien, op. cit., p. 20. 6 Ibid., p. 24. 7 Ibid., p. 29. L’influence du bergsonisme sur la philosophie japonaise 301 Mais la parenté la plus saisissante réside, précisément, dans une théorie nishidienne de l’« expérience pure » ou « immédiate », laquelle rappelle directement la théorie de la « perception pure » développée dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Cette expérience désigne à la fois l’objet de l’expérience, et le fait, pour le sujet, d’avoir une expérience. Autrement dit, elle occupe un site antérieur à la dissociation entre le sujet et l’objet. Or, c’est exactement une des dimensions de la « perception pure », comme monde d’images en soi, dont parle Bergson : dans la perception pure, « un fond impersonnel demeure, où la perception coïncide avec l’objet perçu, et […] ce fond est l’extériorité même »8. Mais cette indistinction primitive entre sujet et objet est également le sens de l’ontologie du « phénomène cons- cient » forgée par Nishida, ontologie qu’il rattache à Fichte et à Ber- keley9 – celui-ci étant une des sources majeures de Bergson –, et qui signifie que si la réalité est perception, alors, d’une manière tout aussi assurée, la perception est bien réalité. C’est d’une façon approchante que Bergson définissait l’« image en soi » comme « une certaine exis- tence qui est plus que ce que l'idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose, — une existence située à mi- chemin entre la “chose” et la “représentation” »10. La clé de cette théorie de l’expérience pure, si convergente avec le bergsonisme, ce n’est sans doute pas seulement l’idée, déjà kantienne, que « l’expérience pure est à la fois l’alpha et l’oméga de la pensée »11, mais surtout la grande thèse, d’une profondeur inouïe, énoncée en commun par Bergson, Nishida et James, mais aussi Hegel ou Spinoza (Nishida avait lu ces trois derniers auteurs), selon laquelle la vérité, réduite à son essence, signifie « réalité ». Ce qui veut dire que le connaissant coïncide avec le connu, et que connaître une chose, c’est, littéralement, être cette chose. Cette idée profonde de Bergson, qui prend dans sa philosophie une signification précise et nuancée, est magnifiquement formulée également par Nishida : « Lorsqu’on voit une fleur, on est une fleur »12. De sorte que connaître une chose, poursuit aussitôt Nishida dans un parallélisme toujours frappant avec Bergson, c’est moins y accéder, la reconstruire ou se la re-présen- ter, que lever tous les obstacles ou tous les voiles qui nous barraient le chemin vers elle : « Étudier et connaître celle-ci à fond signifie aban- 8 Bergson, Matière et mémoire (1896), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008, p. 69. 9 Kitaro Nishida, Essai sur le bien, op. cit., p. 56. 10 Bergson, Matière et mémoire, Avant-propos de la septième édition, p. 1, souligné par Bergson. 11 Kitaro Nishida, Essai sur le bien, op. cit., p. 30 ; cf. Bergson, « La perception du changement », in La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010, p. 154-155. 12 Kitaro Nishida, Essai sur le bien, op. cit., p. 90. La vie 302 donner les préjugés qui nous en séparent et s’identifier à sa nature »13. Et s’il est encore besoin de montrer que c’est bien d’une définition de la vérité comme telle qu’il retourne, il n’est que de citer encore une fois Nishida : « Pour moi, il existe une multitude de définitions pour la vérité, parmi lesquelles celle qui se rapproche le plus d’un fait réel d’expérience est la plus convaincante. […] Le critère de la vérité ne peut se trouver uploads/Philosophie/ arnaud-francois-l-x27-influence-du-bergsonisme-sur-la-philosophie-japonaise-les-cas-de-nishida-et-kuki.pdf
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- Publié le Apv 08, 2021
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